Comme il est maintenant de coutume, la formulation du sujet du concours s’aligne avec le sujet choisi par la section des arts visuels, « extensions du corps ». Extensions du corps, cela entre en résonance avec les questionnements de notre époque ,la tyrannie de l’apparence, le transhumanisme ; de plus, l’option complémentaire des élèves de troisième année maturité a travaillé sur le thème du genre, ce qui est dans la même mouvance, et qui soulève le même type d’interrogations quant au corps et à l’identité. Entre les arts visuels et le concours littéraire, nous avons donc un travail artistique très aligné, très en cohérence interdisciplinaire, en ce qui concerne la recherche créative. Ajoutons que le choix de l’énoncé du concours s’est fait avec la collaboration de quelques élèves de troisième année. « A corps perdu » : cette expression figée nous lance sur orbite créative et possède en elle des extensions presque illimitées. 

Nous avons eu onze textes rendus pour ce concours 2023. Il s’agit d’une participation petite à moyenne, mais en hausse depuis le coup d’éteignoir de l’époque covid. Nous sommes donc heureux de voir que la poésie, au sens noble de création et d’artisanat des mots, trouve son chemin chez les jeunes, qui font confiance à leurs capacités personnelles et ne renoncent pas à garder leur âme, plutôt qu’à la livrer aux intelligences artificielles.

Le texte qui reçoit le troisième prix a pour titre, « Démence » ; son contenu est inattendu, par la forme et par le fond – et il réussit son pari de déstabiliser le lecteur. Un style fluide et très maîtrisé pour servir un monologue tenu par une conscience altérée, qui voit dans un verre son propre reflet déformé – on imagine une personne se réveillant d’un coma, suite à un accident, mais rien n’est moins sûr, car le texte finit par faire douter notre imagination. Une perfection glaçante, qui prend l’audace de la prose poétisée.

L’autrice : Clarisse Arnaud, de 1M9.

Le second prix revient à un texte qui nous a séduits par son originalité et sa verve poétique, quasiment cinématographique ; c’est un récit qui a rappelé à plusieurs d’entre nous l’univers de Caro et Jeunet, notamment les films Delikatessen ou Amélie Poulain. C’est l’histoire rocambolesque de deux vieux qui, malades et impotents, n’ont pas pour autant abandonné la folie et l’audace, et se mettent en quête de dérober, dans les magasins, les objets les plus hétéroclites, les « laiderons » du goût le plus douteux mais d’un effet fantastiquement sympathique quand ils s’alignent sur l’étagère en se multipliant. Cela aurait pu s’appeler « un attentat contre le beau », mais le vrai titre est: « Les voleurs de kitsch ». 

L’autrice : Eva Gygax, de 3M9.

Le premier prix va à un texte élu à l’unanimité. Construit de manière circulaire, ce récit commence par une évocation de la nuit noire, épaisse, où seule une petite étoile lutte contre les ténèbres. Observateur accoudé à sa fenêtre, Daniel laisse venir à lui les pensées, comme des volutes. Il revoit ses années d’enfance passées dans une institution spécialisée, dans les années 1960. Témoin intelligent, grand lecteur et grappilleur de tout ce qui pouvait l’instruire, l’enfant handicapé comprenait alors que le monde changeait : mai 68 et ses revendications, les voyages en Orient, l’obtention du droit de vote des femmes en 1971…et dans le tourbillon euphorique, une éducatrice a fait le pari de permettre à Daniel de rejoindre l’école publique. En y repensant, Daniel comprend que cette décision a représenté pour lui la vraie révolution : aller à « l’école des debout », comme il dit, et malgré les peines liées à la difficulté d’adaptation, trouver une nouvelle communauté pour participer à la vie de ces années 70 remplies de revendications et de militantisme – tout en gardant au fond de lui la question de la normalité – est-ce possible, est-ce nécessaire, est-ce essentiel d’en faire partie ?

L’auteur : Antoine Bodmer, de 2M11.