Il y avait de quoi se poser des questions. Incompréhensible. Ils avaient beau être bien connus dans la région, nul ne saisissait ou plutôt tout le monde préférait fermer les yeux, peut-être parce que les gens avaient peur de ce que les reflets de cette histoire leur évoqueraient. Pas vus, pas pris, pas réfléchi. Mais pourtant il y avait bien quelque chose, il existait bien une source où diable ils puisaient cette énergie de récidiver. Une source débordante d’un liquide quasiment divin qui s’exaltait en eux, au vu de leur ténacité. Mais pour beaucoup et pendant de longues années, cela resterait un mystère que leur esprit garderait dans une solide boîte de Pandore : le mystère des voleurs de kitsch, des voleurs de vif, de gros, de trop.

Ils pouvaient surgir à n’importe quelle heure de l’après-midi. Ce jour-là, la responsable de la caissière vint soudainement à grand pas lui souffler quelques mots ; elle avait les yeux brillants et ses traits tressaillaient. Rien, mises à part ses paroles, ne laissait présager que la caissière ne s’apprêtait pas à faire la rencontre d’une entité sacrée. Comme s’ils avaient appartenu à une autre réalité, les mots se découpaient de la scène du sourire contenu de la responsable. Voleurs. Honte. Irrespect.

-Et aussi surveille les trucs moches. Plus un objet est abominablement ridicule, moins tu relâches ton attention. Tiens, ce vase hideux par exemple, tu ne le lâches pas.

Elle sentit un frisson lui remonter le long de la colonne ; prendre le temps, ne serait-ce que de lancer le processus intellectuel de la pensée pour envisager voler un truc aussi affreux que cet immonde récipient, c’était une terrifiante revendication plus que politique et existentielle, une mise à bas du système qui donne voix aux plus rejetés ; c’était un attentat au beau. La caissière connaissait bien la légende, elle n’avait pas besoin d’une description plus précise pour appliquer les ordres et suivre des yeux les deux terroristes à la trace dans la brocante. Elle était accoudée à la caisse lors de leur arrivée, la porte automatique sonna leur venue et aussitôt ils se mirent à arpenter les rayons en arborant les sourires les plus candides du monde. On aurait plus pensé à des chérubins avec leurs yeux clairs et leur air doux qu’à des meurtriers du goût. Mais ce qui poussait leur innocence à son paradoxisme était leur façon déconcertante d’arrêter naïvement la moitié des autres clients pour leur poser les questions les plus absurdes possibles devant lesquelles ils se trouvaient souvent bien embarrassés. « Vous achetez un moule à gâteau en forme de cœur mais vous êtes sûr que le cœur possède une symbolique qui devrait finir au fond de nos estomacs ? », « Excusez-moi, est-ce que par hasard vous auriez aperçu un arrosoir adapté aux plantes en plastique ? », « Vous avez des enfants ? Parce que si jamais vous cherchez une histoire à leur lire le soir il y a beaucoup de choix : L’OgreAcide sulfurique et même Germinal dans une édition originale. ». Puis venait le moment durant lequel un des deux s’approchait un peu trop d’un des étalages et volait tout à coup l’objet le plus moche du périmètre qu’il glissait dans la poche de son manteau. Ce jour-là, ce fut elle qui se lança pour attraper une très belle prise : une immonde décoration de porcelaine à la forme de canard et recouverte de clowns rachitiques peints. Comme d’habitude, la vendeuse accourut lui demander de vider ses poches et elle prétendait avec un grand sourire ne pas savoir ce que fabriquait l’objet (si on pouvait dire que celui-ci méritait le statut d’objet) dans ses vêtements. Ensuite, c’était parti. Ils pouvaient récidiver des dizaines de fois, ne s’arrêtant que rarement pour se donner la main et parcourir un moment une des allées, entre deux rayonnages, en se chuchotant des mots aux oreilles et en pouffant à chaque nouveau pas. Et puis quand les vendeuses commençaient à fatiguer, ils leur tendaient gracieusement le cadeau de leur départ et détalaient aussi soudainement qu’ils étaient venus. Le vase immonde aussi, avait disparu. La caissière ne s’en aperçut qu’après quelques longues secondes du lourd silence qu’ils avaient laissé et qui prenait un malin plaisir à planer au-dessus des têtes, plaisir sadique du rappel de notre nature mortelle et incomplète qui cause toute la faiblesse dramatique de nos êtres. 

C’était le bruit de ce silence, des tintements de cette épée, ou plutôt de ces ciseaux qui ont toujours régné d’un air menaçant sur nos têtes, qui empêchait sans doute aux gens de pouvoir entendre et assister à la suite de cette scène étrange, lorsqu’ils se tenaient enfin sur le perron accompagnés pour l’un de sa fidèle béquille et d’un déambulateur pour l’autre. André remit une des mèches blanches qui formaient l’auréole claire autour de son visage derrière l’oreille d’Amélie. Le rouge lui monta aux joues, son cœur expulsa un nouveau battement d’oxygène, son être entra dans un mouvement intérieur et elle se sentit encore un peu plus différente qu’à l’instant qui avait précédé son geste. 

Le visage d’André était très beau. Honnêtement et sincèrement beau. C’était une beauté qui avait traversé les décennies, mieux encore, elle s’était installée au fil de l’existence. Ses traits portaient les marques sincères d’un passé qu’écrivaient les rides sur sa peau. Pour Amélie elles attestaient de l’authenticité de leurs années traversées ; André était une partie intégrante du monde qui avait la capacité d’agir sur lui. Amélie aimait ça, autant que ses gestes doux et indulgents, cette façon d’exister qu’il avait bien à lui. Rien que dans son souffle, elle pouvait la sentir, cette élégance et cette sensibilité qui s’émerveille devant chaque détail comme devant chaque exploit lorsqu’il expirait lentement. Et puis, elle l’aimait ce corps ; il avait tout vécu avec lui. Elle pouvait l’effleurer et sentir leur cosmogonie, leurs routines, la chaleur de leurs après-midis à la plage, le poids de toutes les antiquités qu’ils avaient volées, leurs baisers enflammés et tous les mots qu’il ne s’étaient jamais dits qu’avec leurs corps défiler et remonter le long de ses doigts frêles et gonflés par l’arthrite, comme s’ils étaient cachés dans les creux de sa peau. C’était une relation quasi spirituelle qui demeurait entre elle et lui, elle l’avait embrassé, elle l’avait soigné, en un sens elle l’avait bâti, sculpté. Et puis, il faisait partie intégrante d’André, il était intrinsèquement empreint de son élégance naturelle. Elle ne lui en voulait même pas. Elle n’était pas fâchée. Juste heureuse. 

Après ça ils rentraient généralement chez eux. Ils habitaient une grande maison. Obligation professionnelle, les laiderons demandaient une place inimaginable. À peine ils étaient arrivés et avaient passé le paillasson orné d’un chiwawa à l’air traumatisé qui montrait ses dents plus qu’il ne souriait, qu’Amélie leur faisait déjà un thé, comme à chaque fois. 

André plaça fièrement ses nouveaux trésors dans leur nouveau coffre, l’étagère du salon. Il s’appliqua à trouver la place exacte, le meilleur logis pour chacun d’entre eux et termina par le vase à qui il jeta le coup d’œil bienveillant d’un père à son enfant. Il s’écroula ensuite lourdement sur le canapé et sourit à l’étagère. Les laiderons semblaient le regarder et le saluer, comme un chien dont les yeux brillent devant l’arrivée de son maître. Jaunes, rouges, noirs, foncés, transparents, en plastique, en bois, en carton, petits, moyens, les bibelots se situaient tous sur une échelle de moche à mortellement hideux et partageaient leur territoire avec leurs frères, la collection de livres de la maison. 

Les livres restaient un des seuls remparts entre les personnalités d’Amélie et d’André. Ils avaient tout vu, tout vécu, et surtout tout partagé, jusqu’à leurs amis, leurs familles et jusqu’à leur intimité la plus profonde mais une seule chose restait impossible : partager un bouquin. Ce qu’ils en avalaient chacun de leur côté, de manière presque coupable, en cachette l’un de l’autre, restait au plus profond d’eux, en quelque sorte dans le noyau le plus enfoui de leurs personnes et était impossible à sortir, surtout que cela aurait été d’une obscénité sans nom. 

Après avoir placé les tasses fumantes sur la table basse, une céramique en forme de gros rat et l’autre à l’effigie d’une licorne apparemment trisomique, Amélie déposa son corps à côté de celui d’André. Elle ne lui en voulait même pas à ce corps. Elle s’en foutait de cette tumeur, et puis elle n’allait jamais trop tarder à mourir elle aussi. La douleur était sûrement immense, incommensurable, innommable mais elle était ailleurs, peut-être dans le clown rachitique, dans le chiwawa de l’entrée, dans le rat, la licorne, peut-être dans n’importe quel objet qui l’observait depuis cette étagère ; mais cette douleur, elle ne la portait pas en elle, ni sur ses épaules ni dans son cœur. Celui-ci était bien trop occupé à battre la chamade alors qu’elle se penchait sur André pour poser ses lèvres sur les rides extraordinaires de sa peau. Et elle se lança à la poursuite de ce corps, corps menacé mais encore vivant, encore présent. Au détour de chaque forme, un bouquet de souvenirs pouvait lui revenir inconsciemment à l’esprit. Elle se lançait à l’abordage avec un sac à dos qui contenait toute une vie et bien plus en encore, resplendissant de ses plus belles couleurs et qu’on pouvait sentir palpiter contre son dos. Elle se lançait, elle cherchait, elle partait à l’aventure. À corps perdus. 

Les objets, par contre, il ne fallait pas les laisser se perdre. L’univers est une immense jungle, c’est un trou noir vorace, une sorte de sac à main mal rangé qui aspire les choses comme bon lui semble. On perd ses lunettes et on les retrouve trois mois plus tard sous son lit. On perd un ami et on le retrouve un jour, au détour d’une rue. On perd un bijou et on le retrouve au fond d’un sac, ou pas. On ne sait jamais à l’avance. La légende dit qu’il y a des choses ou des gens qui disparaissent pour toujours. À jamais perdus. C’était certainement la petite part humaine qui n’avait pas réussi à lâcher prise en eux et qui s’évertuait à sauver toutes ces babioles d’un oubli certain. Comme des justiciers qui auraient voulu combattre l’injustice après l’avoir eux-mêmes vécue. Parce que c’était la seule règle, la seule éthique des voleurs : ne voler que ce que personne sur cette terre ne pourrait jamais acheter, ne voler que ce qui était voué à l’oubli, que ce qui aurait été perdu.