C’était un samedi matin. Avril et sa douceur printanière étaient accompagnés, et cela depuis plusieurs jours, d’un vaste ciel bleu lavé de tout nuage, dans lequel brillait de mille feux l’astre solaire. Partout se répandait un doux parfum de fleurs, chatouillant les narines de leurs fines particules qui virevoltaient dans l’air. Tout autant de belles preuves d’une nature mystérieuse et surprenante qui offrait chaque année au monde un spectacle grandiose. Et pourtant…

Pourtant, ce renouveau qui d’habitude l’égayait, était invisible ce jour-là aux yeux d’Amandine. Seule au milieu de la grande rue, la jeune fille avançait prudemment. Peut-être était-il là, quelque part… Alors qu’elle s’aventurait dans une des nombreuses ruelles perpendiculaires à la grande allée, son chemin croisa soudainement celui d’un vieil homme. Que faisait-il là ? Quelques secondes s’écoulèrent, pendant lesquelles ils échangèrent un regard rempli d’inquiétude et de méfiance. Lorsqu’elle fut de nouveau à une distance raisonnable de lui, Amandine sentit le soulagement monter en elle. Le danger était passé. Mais elle devait rester sur ses gardes : il l’observait, elle en était sûre. Et dire qu’il y a encore un mois, elle se sentait libre comme l’air… Beaucoup de choses s’étaient passées depuis lors. Le monde qui l’entourait avait petit à petit perdu de l’ampleur, jusqu’à changer radicalement. Tout était allé très vite. D’abord, c’étaient les écoles qui avaient fermé leurs portes. Puis les cinémas et les restaurants avaient fait de même, suivis des boutiques et de certaines entreprises. Cependant, il n’y avait pas que cela qui avait changé : les gens aussi étaient différents. Amandine l’avait remarqué. D’ailleurs, les regards étranges qu’ils avaient soutenus, le vieil homme et elle, en étaient la preuve… Elle aussi n’était plus la même, elle le sentait bien. Il l’avait transformée sans même l’avoir touchée.

Alors que la jeune fille continuait de marcher d’un pas rapide, le vieux clocher du temple sonna douze coups. Déjà ! Il lui semblait que le temps également s’écoulait différemment. Comment une notion aussi abstraite, aussi incontrôlable et sur laquelle aucun homme ne pouvait agir, pouvait paraître subitement illusoire ? C’était un mystère. Il avait amené avec lui une autre réalité qui tantôt fascinait Amandine, tantôt l’effrayait. « Pas plus que deux clients à la fois, merci » indiquait une pancarte devant l’épicerie de son quartier. Cette épicerie, l’étudiante y était entrée des centaines de fois. Depuis toute petite, sa mère l’y envoyait chercher quotidiennement quelques courses, et au fil des ans Amandine avait sympathisé avec le commerçant et sa femme, avec qui elle prenait plaisir à échanger des banalités. Elle sourit. Elle se rappela le jour où elle était entrée en pleurs dans le magasin parce qu’un garçon du quartier s’amusait à lui casser ses jouets. Elle devait avoir 8 ans à l’époque. Monsieur Rovrenand lui avait alors immédiatement demandé ce qui n’allait pas, et avait essuyé tendrement les quelques larmes qui coulaient sur sa joue. Sa forte corpulence et sa moustache, châtain en ce temps-là, lui donnaient l’apparence d’un grand nounours. Amandine le trouvait rassurant. Pour la consoler, l’homme lui avait tendu une sucrerie qui lui avait aussitôt redonné le sourire. Comment avait-il fait pour que le garçonnet ne s’en prenne plus à elle ? Elle l’ignorait toujours – mais elle lui en était reconnaissante. Cependant, voilà trois semaines que la jeune fille n’avait plus mis les pieds dans le petit commerce. Tout cela à cause de ce fichu virus ! Son quotidien lui manquait, ses amis aussi. Quand allait-elle les revoir ? Quand pourraient-ils de nouveau se serrer dans leurs bras ? Elle l’ignorait. Il avait pris le pouvoir, et personne ne savait combien de temps cela allait durer.

Lorsqu’elle arriva en bas de son immeuble, la jeune fille prit soin d’ouvrir la grande porte à l’aide d’un mouchoir. Après une bonne dizaine de marches, elle avait regagné son appartement, seul endroit où elle se sentait véritablement en sécurité.
Bien qu’il ne fût pas encore officiellement déclaré par le gouvernement, le « confinement » avait fait apparaître chez elle de nouvelles sensations. Les rares fois où elle s’était aventurée dehors pour prendre un peu l’air, Amandine avait senti le poids des lourds regards qui se posaient sur elle. Elle avait alors eu l’impression d’être une intruse dans un monde où ses moindres faits et gestes étaient surveillés. Il les avait emplis de peur et de méfiance, et les avait même obligés à maintenir de la distance entre eux, les amenant à privilégier les contacts virtuels plutôt que les face-à-face. Il leur était impossible de sortir dans les rues paisiblement, car il était là, telle une ombre sur la ville.

Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis qu’Amandine était revenue de sa promenade. Assise près d’une fenêtre, la jeune fille contemplait le magnifique coucher de soleil qui s’offrait à elle. Différentes teintes de rouge, d’orange et de jaune inondaient son visage qui semblait soudainement apaisé par la douce chaleur de toutes ces couleurs. C’était son nouveau petit rituel du soir : observer le disque lumineux s’éteindre lentement, emportant avec lui les reflets de ce monde transformé. Un spectacle solaire comme celui-ci, Amandine n’en avait pas admiré beaucoup dans sa vie. En fait, elle croyait même n’en avoir jamais vu autant que pendant ces dernières semaines. Et, tandis qu’un mince filet d’air frais venait lui caresser le visage après s’être soigneusement faufilé par la fenêtre légèrement entrouverte, la jeune étudiante se mit à penser. Qu’allait-il se passer, une fois que tout serait fini ? L’autre jour, elle avait entendu son père en discuter avec sa grand-mère lors d’un de leurs nombreux appels téléphoniques. D’après lui, certaines choses ne seraient plus les mêmes après cela. Il était même d’avis que finalement, il les avait peut-être même aidés à repenser certains aspects du système dans lequel ils vivaient. Lorsqu’elle avait entendu ça, Amandine s’était d’abord demandé comment un tel événement pouvait engendrer de bonnes conséquences sur le monde, au vu de tout ce qu’il leur avait pris.

Mais ce soir-là, la jeune fille eut le sentiment que les propos qu’avait tenus son père n’étaient peut-être pas aussi insensés qu’ils l’avaient paru. En jetant un coup d’œil en direction de son lit, son regard s’arrêta brusquement sur le livre jaune qui reposait sur sa table de chevet. Et soudain tout change, de Gilles Legardinier. Une citation de l’écrivain français lui revint alors en tête : « Dans la vie, le meilleur peut côtoyer le pire ». Cette phrase lui faisait soudain sens. En dépit de cette inquiétante et étrange nouvelle réalité, Amandine s’était rendu compte à plusieurs reprises que certaines visions et perceptions qu’elle avait du monde et de son fonctionnement avaient quelque peu changé. La vérité était là : ce n’était pas le monde dans lequel elle vivait qui était différent, mais la façon dont elle le voyait. À cette pensée, ses yeux se tournèrent à nouveau vers la fenêtre. Le soleil avait disparu, comme effacé du paysage. Elle se remémora alors plusieurs moments de la journée, et constata qu’elle avait deviné à maintes reprises l’heure qu’il était en observant la position du soleil. Pourtant, auparavant, sa montre ne quittait jamais son poignet… Et la voilà qui prenait la poussière depuis trois semaines dans l’un de ses tiroirs.

Et s’il ne les avait pas seulement privés de certaines choses, mais qu’il leur en avait aussi apporté de nouvelles ? Après tout, plusieurs pays avaient vu leur pollution atmosphérique diminuer, alors que des millions de gens luttaient pacifiquement depuis des années dans les rues contre le réchauffement climatique. Tous rendaient enfin hommage aux médecins et au corps médical pour leur courage et leur statut de héros, comme rarement cela avait été le cas auparavant. Des sans-abris trouvaient refuge dans divers bâtiments laissés déserts par le virus. Mais quelque chose d’encore plus beau avait ému Amandine. Quelque chose que ni ses ancêtres ni elle n’avaient encore jamais vécu à une si haute échelle : la solidarité. Pour la première fois depuis la nuit des temps, les femmes et les hommes du monde entier unissaient leurs forces, qu’ils soient riches, pauvres, noirs, blancs, criminels ou innocents. « Dans la vie, le meilleur peut côtoyer le pire. »

C’était un samedi matin. Les arbres en fleurs offraient au monde un panel de couleurs somptueuses et éclatantes, comme à chaque printemps. Tel un tableau digne des plus grands peintres, ce mélange harmonieux concocté par la nature laissait paraître différentes teintes de vert entremêlées de certaines nuances de rose et de violet, tacheté par endroit d’un peu de rouge et de blanc. Au loin, de vastes étendues de colza ajoutaient à ce décor flamboyant une touche de gaieté. Tandis que le soleil amenait une température particulièrement agréable en ce mois d’avril, un doux parfum de renouveau venait embaumer ce quartier situé dans les hauteurs de la ville. Des chants de mésanges, de rouges-gorges, et de plein d’autres espèces d’oiseaux parvenaient mélodieusement aux oreilles d’Amandine. Elle était bien. Depuis quelque temps, il y avait comme un vent paisible qui flottait dans les airs autour d’elle, une sensation à la fois étrange et agréable. Tout semblait plus léger et plus serein qu’à l’accoutumée, comme réveillé par un souffle paradoxal de liberté.

La jeune fille repensait au malheur qui s’abattait sur eux. Il avait amené la mort et la souffrance, réduisant bon nombre de leurs libertés. Et pourtant…

Pourtant, il y avait du bon en lui, elle en était désormais convaincue. C’était un regard nouveau qu’ils portaient désormais sur le monde qui les entourait. Des détails, qui apparaissaient autrefois sans nul doute comme insignifiants, étaient depuis peu devenus essentiels, alors que certains mécanismes et habitudes avaient été temporairement mis de côté.

Paradoxalement, alors qu’il avait imposé entre eux une certaine distance, il les avait fait se sentir plus proches que jamais ils ne l’avaient été auparavant.

Amandine s’arrêta quelques instants pour admirer la vue qui s’offrait à elle. Oui, c’était sûr, il les avait transformés.

Il leur avait ouvert les yeux sur ce qui comptait vraiment, sur l’essentiel.