Une nuit. Une nuit sans lune, sans étoile. Non, ce n’est pas vrai. Juste une petite étoile, sombre, qui a décidé de briller sur une terre sombre, au milieu d’un petit pâté sombre de maisons sombres. Non loin de là, un lac reflétant l’obscurité. Malgré les invisibles flocons tombant dans ce néant, la fenêtre est ouverte. Daniel respire depuis celle-ci. Il respire. Il respire l’odeur duveteuse des cheminées, l’odeur de la solitude subie avec désir comme l’odeur d’un sentiment étrange. Il l’éprouve souvent. Il a l’impression qu’il est souvent le seul à l’éprouver. Ce n’est pas du mal-être, pas ce soir. Ni un sentiment de bonheur, d’ailleurs. Ce sont les deux, ou aucun des deux plutôt, autant ceci que cela. Comment le décrire ?  On ne peut pas vraiment.

Cette nuit, ce sentiment particulier s’accompagne de pensées qui viennent en longues volutes de cet extérieur immensément obscur. Il pense à ces temps-ci, ceux d’aujourd’hui et ceux d’hier, dans la lumière douce de sa lampe de chevet. Ces temps-ci peuplés enfin de copains, de camarades. Enfin il ressent un léger sentiment de fierté d’être de ceux-ci, de ceux-ci qui chantent ou crient leur détermination dans la rue. Eh oui, enfin, car ce n’est pas il y a quelques années qu’il aurait ressenti cela.

Il repense à ces années où sa détermination était anéantie avant naissance dans la lumière blanche de couloirs raisonnables. Il était là assis, à 8 ans, dans cette classe pour l’apprentissage de l’analphabète. Qu’est-ce qu’il foutait là ? Il pensait, sans écouter le non-cours, comme souvent. Il pensait aux images de la télé des éduc’, hier soir, qu’il avait grappillées en douce. Il ne comprenait pas tout. Pourquoi sous les pavés, il y avait la plage ? Il s’imaginait retirer les blocs de granite patiné, de ses petites mains incertaines, et sentir d’un coup la marée, entendre l’incessant ressac, le cri grinçant des goélands, le cri strident des sternes semblant réfléchir en vol à l’argent qu’elles allaient voler sous leurs bandeaux noirs. Il avait d’un coup envie d’être parmi ce fleuve de corps dans les rues de Paname les recouvrant d’un sable d’émancipation.

Il se dit, durant ces cours si longs, qu’il avait été bien utile de kidnapper le livre d’école de son frère tous ces weekends. En quelques mois, il put lire son prénom, une phrase, un court livre, le Petit Prince. Décidemment, il avait un truc avec le sable ! Depuis, tous les soirs, longtemps après que l’allumeur de lampadaires les avait allumés, il lisait. Il se voyait à Cuba à aider le vieil homme à lutter pour protéger son espadon. Il se voyait dans les faubourgs pentus de San Francisco à courir avec les garnements contés par Jack London. Il se voyait partout, il ne se voyait pas ici, entre ces murs peuplés d’ennui desquels son corps et les grandes personnes l’empêchaient de s’échapper.

 Seules les relations avec ses camarades lui permettaient de sortir de cette profonde morosité. À leur jeune âge déjà, ils étaient tous conscients de leur situation d’enfermement, qu’ils étaient les laissés pour compte, cachés à l’école de l’hébétement. Certains étaient aussi passés pas très loin du bord de la falaise, retenus au dernier moment par une envie de vivre malgré l’inextricable difficulté de celle-ci. Bien que leur environnement de surprotection physique et psychique brimât à force l’intellect, ils résistaient à leur manière en se nourrissant des relations sociales.

C’est ainsi qu’ils grandirent dans ce huis-clos. Par leurs corps, ils étaient perdus. Le monde pour eux n’était qu’une idée abstraite qu’ils pouvaient toucher du doigt l’espace de quelques heures lors de quelques weekends ou de brèves sorties dans les parcs de la ville. Là, des couples marchaient quelques mètres avant de s’asseoir sur un banc olive où ils partageaient un sandwich. Des pigeons et des moineaux s’invitaient à ce festin de roi. Ici, des feuilles mortes faisaient leur ronde au pied d’un mûr tagué par Picasso et Baudelaire réunis. Puis l’astre commençait sa descente à l’heure où des dizaines de jeunes s’étendaient sur les pelouses parsemées de pâquerettes pour discuter d’autant de frivolités que de grandes idées, souvent subversives. Alors on sonnait le glas des sorties attendues chaque semaine par Daniel. Non content de ces si courtes découvertes du monde extérieur, il s’échappait de nouveau en pleine nuit. Il prenait le Transsibérien, passait le Khyber pass, discutait avec un griot, un Sadhu à Tombouctou, Katmandu, extrayait la chair noire de la terre sous la plate campagne du nord de la France, criait sa rage à Thèbes, devenait Derviche tourneur à Tabriz, débattait avec des intellectuelles à Harlem, Port-au-Prince et Dakar. Il faisait, devenait tout cela la tête sur son oreiller à Lausanne. En même temps qu’il lisait, son envie de rébellion naissait. Qu’est-ce qu’il foutait bien là ! Entre cette classe, cette cantine et ce dortoir moribonds ?

Les mois passaient. À ses huit ans Le Petit Prince , d’un geste que Millet avait pu peindre autrefois, sema une graine qui s’enracina tout gentiment dans la poitrine du garçon, c’était décidé, il étudierait les livres. La même année, le vent emporta depuis le Quartier Latin une autre graine aussi légère que celle d’un pissenlit qui survola les épaisses forêts du Jura lors de ces puissants coups de vent et arrêta sa longue course parmi ces maisons au balcon orné de géraniums. On avait rarement vu cela au pays des hommes -n’en déplaise à Sankara- plutôt réservés qu’intègres. On se réunissait à Zurich, Genève, Lausanne. On brandissait des pancartes, distribuait des tracts. Au bistro du plus paumé des villages du Gros-de-Vaud, du Nord-Vaudois, on commérait fort en mangeant les taillés aux greubons qui s’émiettaient autant que la toute-puissance des hommes suisses. A l’institution aussi, il y avait du remue-ménage, la télévision de la chambre des adultes se taisait le soir pour faire place à des discussions parfois houleuses. Les cours changeaient quelque peu, ils étaient moins crevants d’ennui. L’émancipation de la moitié du pays agissait comme le premier domino qui tombe. On infantilisait moins ces faibles gosses qui écoutaient jusqu’à présent docilement le monologue du professeur. Le 7 février 1971, alors qu’un tohu-bohu de joie venait de la rue, une des éducatrices parla longuement avec Daniel. Elle savait qu’il lisait, elle remarquait son verbe se développant dans sa voix difficilement audible. Elle avait discuté avec une de ses collègues de l’école des « normaux ». Et c’était oui ! La maîtresse le prendrait dans sa classe à la rentrée d’août malgré les ricanements de certains.

            Dehors, le néant insondable a laissé place à une nuit claire où une lune argentée éclaire les courbures des lointaines collines qui dépassent une brume posée à la manière d’une fine étoffe de soie brillante. Un aboiement de chevreuil de ces lieux bienveillants vient rappeler à Daniel quand et où il est. À y réfléchir, il avait vécu ce jour-là une révolution. Une révolution intérieure, douce, non-violente, à en faire démissionner Salazar. Comme dans toutes les révolutions, il y eut une longue période d’adaptation. Les premiers mois, son oreiller avec qui il avait vécu tant d’aventures immobiles à travers le monde romanesque, recueillait ses larmes. Bien qu’il ressentît un ennui envahissant, au sein de l’Institution, jamais il ne connut la dureté de l’extérieur. Ils en étaient malheureusement protégés. Ils ignoraient tout de l’extérieur. À l’école des « debouts », il ne savait pas se comporter. La solitude l’envahit. Et puis, il y eut les rires des camarades face à l’étrange créature qui s’était immiscée dans leur royaume. Sa voix lente et incertaine, ses gestes imprécis et maladroits, ses mains qui avaient autant de difficulté à attraper un crayon que la pince mécanique d’une fête foraine à attraper une peluche, tout était dégénéré dans ce petit corps faiblard.

Mais au contraire de nombre de ses sœurs, cette révolution-ci put fleurir. L’adolescence l’a soutenue. On commença à s’intéresser à la créature. La créature n’était pas, comme on l’avait pensé auparavant, vide et ennuyante. Il s’était trouvé une nouvelle communauté, celle du fond de la classe. Les écorchés, de ceux qui aimaient autant la nuit que lui. Il avait retrouvé le temps des discussions, celles qu’il partageait autrefois avec ses compagnons du dortoir. Puis ces discussions souvent nocturnes s’étaient transformées. Le matin, c’était lui qui dictait les mots, les courts vers qu’on écrivait au feutre sur les cartons. Puis c’était lui qui les portait l’après-midi, poussé sur son fauteuil grinçant. Éternel révolté, le militantisme de la rue lui donnait sa dose mensuelle.

Malgré tout, en 1989, alors qu’une nouvelle bise de liberté soufflait sur l’Europe, plus douce que celle de 68, de celles qui ne font point grincer les vieux frênes, celles qui transportent simplement les graines, lui eut ces moments de questionnement. Ce n’était nullement par sympathie pour Honecker – un puissant qu’il méprisait tout autant que d’autres. C’était pour tout autre chose. Il avait beau fouiner, rechercher, quémander, il ne trouvait rien. Alors que ses amis s’indignaient du Scandale des Fiches, lui s’énervait. Il avait parcouru des centaines de kilomètres dans les rues, distribué à la pelle des tracts, même tagué des graphs certes illisibles à cause de ses mains tremblantes, jamais il n’avait été fiché. Alors que huit cent mille personnes avaient leurs fiches turquoise à Berne comme des écoliers ont leurs petites gommettes, lui était réduit à sa condition. Il était faible, il l’est et il le restera. Quel danger un éclopé monté sur roulettes pourrait-il créer ? Il se souvient, adossé à sa fenêtre, de cette phrase d’un camarade d’école qui cherchait des noises à un autre. Daniel voulait le défendre par les coups, mais le camarade avait répondu ceci : « Moi, les handicapés, je ne les frappe pas… »

Un nuage ouaté prend son temps devant la lune. Va-t-il un jour partir et s’estomper ? Personne ne sait. Bien sûr, il n’est pas le lourd couvercle humide du début de la nuit, mais il est là. Et puis, d’autres sont capables de se former et de s’amalgamer. Daniel en a peur. Il souffle cette pensée qui s’égare entre l’herbe mouillée, les cimes des épicéas et les flots ridés de risées du lac non loin de là. Il referme sa fenêtre, roule jusqu’à son lit, s’y hisse avec difficulté, éteint sa lampe. Il est temps de dormir.