Prix concours littéraire 2025 – Line Leuppi
La chambre rouge
Je me réveille avec le soleil qui se lève sur la campagne enneigée. Un doux rayon, traversant la fenêtre, vient me caresser le visage. Heureuse qu’une nouvelle journée s’offre à moi, je me redresse dans mon lit. Une vive douleur me prend la poitrine, mais je n’y fais pas attention, car je me sens tout de même mieux que ces derniers temps. A peine me suis-je adossée à la tête de mon lit que Marie entre, un plateau à la main. « Bonjour Madame, avez-vous bien dormi ? » Je réponds par l’affirmative, et la jeune femme installe mon petit-déjeuner sur mes genoux en souriant. Puis elle ouvre la fenêtre, et une bouffée d’air froid s’engouffre dans la pièce en même temps que quelques joyeux chants d’oiseaux. « Je viens refermer dans quelques minutes. » Je respire profondément ce délicieux oxygène avant d’entamer mon repas. Le plateau est copieusement garni, preuve que Marie est ravie de me voir retrouver l’appétit. Justement, ma jeune domestique est de retour pour fermer la fenêtre et me porter mon courrier. Je lis les journaux, puis j’attrape mon ouvre-lettre et m’attaque aux enveloppes. Des lettres de mes amies, de mes enfants, de tous ceux qui ne peuvent venir me rendre visite… je me délecte de ces messages, courts ou détaillés, qui me rappellent qu’en dehors de ma chambre, le monde vit, tourne. Je réponds soigneusement à chacune de ces missives.
Finalement, je me saisis de la dernière lettre. Une enveloppe rouge, en papier épais. Je sais de qui elle provient : mon amie Salomé. Salomé a mon âge, et vit à l’autre bout du pays. Je ne me souviens ni de la façon dont nous nous sommes rencontrées ni même de la dernière fois que l’on s’est vues, mais depuis peu, nous avons repris contact et nous nous écrivons chaque jour. Nous discutons de tous les sujets possibles, et nous sommes toujours d’accord. J’aime lire ses lettres, qui me procurent du plaisir et de la matière à réflexion. Nous discutons souvent de sujets très profonds. Au travers de ses messages transparaît toujours une grande joie de vivre. La bonne humeur de Salomé est communicative.
J’extrais la lettre de l’enveloppe. Salomé écrit toujours sur des feuilles rouges, qu’elle couvre de son écriture serrée. Sur mon plateau, j’aligne la lettre avec une feuille vierge et une plume. Ainsi, je lui écrirai ma réponse au fur et à mesure de ma lecture. Je commence à déguster attentivement les mots de mon amie. Cette distraction est ma préférée. Je lis lentement, pour faire durer la lettre et le plaisir de la lire le plus longtemps possible.
Vers onze heures, le docteur arrive. Je n’ai pas encore fini de lire la lettre de Salomé, mais je la mets de côté pour en poursuivre la lecture plus tard. Il m’examine rapidement, contrôlant mon cœur et ma respiration. Je lui affirme que je me sens tout à fait mieux, lui demandant si je peux me lever. Il semble réticent, je n’insiste donc pas. Il sait mieux que moi ce qui est le meilleur. Si je veux avoir une chance de me rétablir complétement, il faut que je suive ses consignes.
Alors qu’il s’en va, je reprends ma lecture. Quand j’arrive à la dernière phrase, je lève les yeux de la lettre et parcours du regard les murs de ma chambre. C’est comme un rituel, pour prolonger le plaisir en retardant la fin de la lecture. Puis, me sentant prête, je plonge dans les derniers mots. « Je me suis dit que je pourrais venir te voir : je passerai chez toi un aprèsmidi de février, mais je ne sais pas encore exactement quand ! » Abasourdie, je relève les yeux. Salomé va venir ? Cela me paraît presque irréel ! Nous avons recommencé à correspondre il y a presque six mois, au début de ma maladie, mais nous n’avons jamais évoqué l’idée de nous rencontrer en face à face. Je suis tout simplement ravie !
Quand Marie m’apporte le dîner, je lui partage ma joie. « Nous sommes justement en février, Madame ! Elle pourrait arriver à tout moment ! » Elle a raison ! Et si elle venait cet après-midi ? Tentant de contenir ma joie, je tends le feuillet rouge à la jeune femme, et, comme chaque jour, elle va le punaiser dans un petit coin de mon mur encore libre. Ma chambre a de beaux murs blancs. Mais depuis que Salomé m’écrit, le rouge dévore chaque jour un peu plus de blanc. Afficher ses lettres me donne le sentiment d’exister pour quelqu’un en dehors de ma chambre de malade. Marie me fait remarquer qu’il n’y a presque plus aucune surface blanche sur mes murs. J’avale mon repas à toute vitesse en admirant la rougeur des parois, puis Marie m’apporte un petit miroir, et je commence à coiffer mes cheveux blancs. Je tente de les arranger au mieux, mais ils se font de plus en plus fins et fragiles. Ensuite, j’applique un peu de rose sur mes joues afin de me donner l’air en pleine forme pour mes visites de l’après-midi. Peut-être que Salomé ne surgira pas aujourd’hui, mais j’attends une autre amie ainsi que ma petite-fille, qui passera lorsqu’elle sera sortie de l’école en attendant que son père ne vienne la chercher.
Je suis presque endormie quand Laëtitia entre dans ma chambre en chantonnant. Elle s’installe dans le fauteuil qui fait face à mon lit. « Comment vas-tu, ma chère ? » Je lui fais mon bilan de santé, et elle s’extasie de savoir que je me sens mieux. Quel bonheur de passer du temps avec elle ! Laëtitia est si joyeuse, elle ne se plaint jamais, bien que sa vie n’ait pas été des plus facile. Nous aimons évoquer ensemble des souvenirs de notre jeunesse. Nous avons grandi dans la région, et nous avons tout fait ensemble, jusqu’à ce que je quitte ce coin de pays pour sillonner le monde avec mon mari, maintenant décédé depuis bien quelques années. Après sa mort, je suis revenue dans la maison où j’ai grandi. Laëtitia me rappelle la première fête de village à laquelle nous avons participé, je me souviens de la pièce de théâtre que nous avons montée avec notre classe, adolescentes. On se remémore la naissance de son premier enfant, qui a maintenant plus de quarante ans. J’en suis la marraine. Je lui parle ensuite de Salomé, et elle insiste pour pouvoir la rencontrer un jour.
Après une heure entière de bavardage, Laëtitia me quitte en me promettant de revenir me voir bientôt. Puis, comme si ma chambre était la scène d’un théâtre, ma petite fille Luce apparaît, suivie de près par Marie, qui porte la tasse de chocolat chaud qu’elle a préparé pour la petite. Luce grimpe sur mon lit, m’étreint silencieusement, puis s’installe à plat ventre en travers de mes couvertures avec une grande feuille blanche et des crayons de couleur. Marie me tend la tasse, que je tiens en attendant que ma Luce veuille boire. J’aime sa présence apaisante. Elle me réchauffe le cœur comme le chocolat chaud me réchauffe les mains. Elle semble si paisible, absorbée dans son art. Luce ouvre rarement la bouche. Je crois qu’elle parle surtout à Dieu, en silence. J’aime la voir dessiner ses grandes idées, puis soudain s’arrêter et jeter un œil vers le ciel par la fenêtre, comme pour s’assurer que Dieu l’écoute. Et je suis sûre qu’Il l’écoute attentivement.
Quand Luce me tend fièrement son dessin, il fait déjà nuit, dehors. Je vois quelques étoiles qui brillent dans le firmament, mais ma fenêtre limite mon champ de vision. Je prends la feuille pour admirer l’œuvre colorée et fine. L’espace d’un instant, voir ces deux paires de mains, l’une fripée et tachée et l’autre blanche, lisse et délicate, m’émeut. Le temps passe si vite… Si vite que quand Hugo arrive pour me saluer et emmener sa fille, j’ai l’impression que Luce n’est là que depuis quelques minutes. En entendant les pas de son papa dans le couloir, la petite fille s’est redressée sur mon lit. Elle en saute quand Hugo entre dans la pièce, et court vers lui, vers son étreinte rassurante. Il la prend dans ses bras et la soulève du sol en la faisant tournoyer autour de lui. Elle rit silencieusement, comme elle seule en est capable. J’aime voir l’amour que les gens ont les uns pour les autres, et j’aime voir les yeux de ma petite fille briller. Mais je sens qu’Hugo veut me parler, et pas devant la fillette. J’appelle Marie, qui prend Luce par la main et l’emmène. « On va aller accrocher ton dessin dans le salon ! » Une fois qu’elles se sont éloignées, Hugo s’enquiert de mon état de santé. Je lui explique que je me sens bien, et il s’assied au bord de mon lit. Je lui raconte que j’attends une vieille amie, et que je la lui présenterai un jour. On parle pendant un petit moment, puis Hugo se lève. Il me regarde tristement. Un peu plus et des larmes jailliraient de ses yeux. « Qu’y a-t-il ?» lui demandé-je, soudain effrayée qu’il m’annonce un quelconque drame. Il secoue la tête. « Rien, rien. » Il s’approche de moi, me serre longuement dans ses bras. « Je t’aime énormément, maman, on t’aime tous. » Perplexe, je ris. « Moi aussi, je t’aime, toi, tes frères et sœurs, et tous les autres ! » Cette fois, mon fils hoche la tête, puis s’en va. De ma chambre, je l’entends appeler Luce d’une voix étranglée. Mais que se passe-t-il ? Ne voulant pas m’inquiéter, je chasse les pensées tragiques qui tournent dans ma tête et me concentre sur de belles choses. La visite prochaine de Salomé, par exemple…
Marie m’apporte ma soupe du soir avec un morceau de pain. Je suis un peu fatiguée, mais je me sens paisible, même si le comportement d’Hugo tout à l’heure me perturbe encore un peu. La soupe a un goût délicieux. Je finis mon assiette et Marie m’apporte un thé brûlant. J’aime boire quelque chose de chaud avant de me coucher. Mais alors que je trempe les lèvres dans l’infusion, Marie réapparaît, essoufflée. Elle a dû monter les escaliers trop rapidement. « Madame ! Elle est là !! » Il me faut quelques secondes pour comprendre de qui la jeune femme peut bien parler. « Salomé ? » « Oui, Madame ! Je la fais monter ? » « Oui, bien sûr ! Propose-lui du thé, et apporte-nous des biscuits ! »
Deux minutes plus tard, Salomé entre dans ma chambre aux murs rouges de ses lettres. Je frissonne. Elle semble apporter avec elle le froid de l’extérieur. C’est une femme d’un âge mûr, mais elle garde une prestance presque juvénile. Elle a toute l’allure d’une grande dame. Elle passe en revue mes murs qui rougeoient à la lueur de ma petite lampe diffusant une lumière chaleureuse, avant de s’avancer vers moi en souriant. « Ma chère ! Enfin on se rencontre ! » Elle s’approche, me serre dans ses bras presqu’à m’en étouffer, puis approche le fauteuil de la tête de mon lit. Elle s’installe, ôte son grand manteau somptueusement brodé, et pose son sac à ses pieds. Elle me détaille, et je me sens soudainement ridicule, avec ma chemise de nuit et mes cheveux blancs mal coiffés, affalée dans mon lit. Elle me fait face, assise bien droite dans le fauteuil élimé, qui contraste horriblement avec ses riches habits. Que dois-je faire, que dois-je dire ? Comme si elle avait deviné mon malaise, elle prend enfin la parole :
– C’est charmant, chez toi… Alors, comment vas-tu ?
Je ne lui ai jamais parlé de ma maladie, mais je décide de le faire. Je veux me justifier d’avoir été trouvée au fond du lit, dans un état si peu convenable.
– Je suis malade, mais depuis un ou deux jours, je me sens mieux.
– Je suis contente. Je commençais à me faire du souci pour toi.
Tout compte fait, peut-être que je lui en ai parlé.
– Qu’est-ce qui t’a décidé de venir aujourd’hui ?
– Eh bien, je me sentais seule. J’ai besoin de compagnie, et j’avais très envie de te rencontrer depuis si longtemps !
Alors que Salomé me raconte son voyage périlleux pour venir jusqu’à chez moi à grand renfort de « je pensais que je n’arriverais jamais » et autres « j’ai bien cru que mon heure était venue », je commence à me sentir fatiguée. J’ai l’impression que la lumière de ma lampe faiblit. Quand je regarde Salomé, je me rends compte qu’elle me fixe en parlant. Je réalise que je n’écoute plus ce qu’elle dit. Je tente de me concentrer sur ses paroles, qui me paraissent venir de loin, telles un écho. « … Tu te sens mal ? C’est normal. Ça ne va pas être long. Ne t’inquiète pas ! Tout ira bien. Ce n’est rien qu’un mauvais moment à passer, la suite ne sera que de la joie et du bonheur… » Je ne comprends plus rien. Mon cerveau est comme engourdi. Je tends une main tremblante vers mon amie, et marmonne « Qu’est-ce qui se passe ? Salomé ? … » Elle se penche vers moi, serre ma main glacée entre ses paumes bouillantes. J’ai l’impression que ses yeux vont m’avaler. Je ferme les miens. « Tout va bien se passer. Tu vas venir avec moi. » Et soudain, je ne sens plus rien d’autre que la chaleur de sa main qui irradie dans tout mon corps. C’est le noir complet. Puis une drôle de sensation de bien-être, de paix s’empare de moi, et une lumière blanche transperce mes paupières.
Grand-maman est morte. Je croyais qu’elle allait mieux, mais non. Ce matin, on l’a enterrée. C’était beau. Elle est partie ailleurs, on ne sait pas où, mais on l’y retrouvera, un jour. J’ai mis des pives sur sa tombe. Ce n’est pas la bonne saison pour les fleurs, mais au printemps je viendrai en mettre, avec Papa. Papa est très triste. Mais je crois qu’il savait qu’elle allait mourir. Il l’avait senti. Il a dit que souvent, les malades vont un peu mieux juste avant de mourir. Il en a parlé avec le docteur, il est d’accord. Marie est aussi très triste. Elle ne comprend pas. Elle dit qu’une dame est venue voir Grand-maman le soir où elle est morte. Elle les a laissé parler entre elles, mais quand elle est allée voir plus tard s’il fallait préparer la chambre d’amis pour la dame, la lampe était éteinte, Grand-maman était morte, et la dame avait disparu. La chambre rouge était vide de vie. Luce.