Madame et Misère
Chambre 45
Lundi
10:00
Elle a avalé sa pilule jaune, sa pilule blanche. On lui a débarbouillé le visage avec une serviette humide qui râpe la peau, Madame la sent qui tire et brûle. Une visite rapide, désagréable, habituelle.
Elle se traîne : elle, qui en faisait baver des bataillons ; elle, qui faisait pivoter les têtes ; elle, qui faisait lever les yeux. Un tournoiement de tissus, chaînes, cheveux, bagues, parfum et colliers attirait dans sa spirale les hommes dont elle avait besoin. Elle savait qu’un va et vient de sa langue sur ses lèvres, un frisson des paupières, un léger pincement des joues, une torsion de la nuque créaient une chorégraphie ensorcelante. Chaque mouvement étudié pour asservir. Dominer par le désir. Maîtres à genoux, ses mâles portefeuilles.
Maintenant, le miroir de la salle de bain est caché sous un drap.
11:13
Elle remplit son petit arrosoir en plastique rose et s’approche à pas lourds du bord de la fenêtre : la plante l’attend. La terre séchée au soleil de la veille pompe l’eau. Sur le pot, une étiquette : Tradescantia zebrina. Une misère zébrée. On lui a toujours dit qu’elle avait un humour particulier. Et elle jubile d’avoir gardé quelque chose de sa jeunesse.
Quand Misère a bien bu, l’arrosoir reprend sa place sur la commode, et Madame sur son fauteuil. Son perchoir moelleux affaissé au milieu, creusé par son derrière à présent rembourré.
Elle regarde pousser sa plante, son amie, une présence pour ne pas parler seule. Bien sûr, elle sait qu’elle ne répondra pas, c’est une plante. C’est juste pour faire travailler les muscles de son visage. Les assistants n’aiment pas quand elle leur dit que non, elle ne parle pas toute seule, qu’elle n’est pas encore assez décrépite pour ça, Misère l’aide à tenir le coup. Cela semble les agacer.
Dehors, d’autres feuilles. Celles-là se balancent, s’ébrouent, se froissent et s’entrechoquent, communiquent, vivent. Au bout des branches du marronnier planté dans le béton du parking, elles dansent. La zone d’accueil pour les visiteurs est immense, mais toujours vide, puisqu’on est dans cette maison pour être oublié. Et à droite du cadre en bois, il y a un coin de briques rouges, le bâtiment du personnel. Il doit y avoir de l’action, cachée derrière le mur. Mais depuis son fauteuil, elle ne peut pas en être sûre.
11:27
Lentement, ses yeux font des va-et-vient entre Misère et la fenêtre au cadre qui pourrit. Lentement, parce qu’elle ne veut pas gaspiller les petites nouveautés de son paysage, la journée est encore longue, à rallonge et sans fin.
12:00
On vient la chercher pour descendre. Ils insistent à chaque fois pour l’aider. Alors, pour leur faire plaisir, elle se plaint de sa hanche qui rouille. Ils soupirent en lui donnant le bras, elle, sourit les yeux bas.
12:45
Un plateau en métal glisse devant elle. Ça fait un bruit monstrueux, tous ces plateaux qui glissent devant les vieux. La cuillère, le beurre, le pain, la soupe, la compote, le couteau, les médocs. Elle ne mange pas, elle n’a pas faim. On la nourrira de force si elle ne finit pas son assiette, alors elle mange.
13:20
Retour en chambre 45.
13:22
Elle somnole.
15:42
Elle guette la croissance de Misère, le parking derrière et le rouge des briques. Des oiseaux, de temps en temps, mais elle ne les entend pas chanter, la vitre est trop épaisse pour laisser filtrer les sons du dehors, on veille sur leur tranquillité, ici. Un geai s’envole.
16:03
La fenêtre : Madame a vu, dans son coin supérieur droit, un pli dans le ciel. Elle s’approche, s’accroche au radiateur et gratte de la griffe contre la vitre. La froissure se déplie, comme le coin d’une affiche qui se décolle. Alors elle tire et tout s’arrache.
Une forêt. Des oiseaux, elle les entend. De l’eau quelque part. Elle pleure. Ça lui fait mal de respirer pour de vrai, elle n’a plus l’habitude. Odeurs, champignons, terre, feuilles. Un courant chaud la caresse. Un tourbillon d’épines sèches se lance sur un chemin boueux. Elle veut toucher, sentir, palper, rouler, s’écorcher aux branches brisées.
Mais la vitre.
Mais le verre.
Mais le linceul.
Sa main se cogne contre ces matons matériels qui ne céderont pas. Elle voit et sent, c’est déjà ça. Misère, tu vois comme c’est beau, tu vois comme tout vibre ? Madame sourit, repose son corps tremblant sur son perchoir et se laisse envahir. Elle respire. Écoute. Ne bouge plus, de peur que ça disparaisse. Il n’y a que ses yeux qui, fous, élastiques et rapides, font le tour du cadre, croisent des diagonales, sautent d’une racine à une chenille, escaladent le tronc d’un sapin, se laissent glisser jusqu’à la terre humide et reviennent caresser Misère.
18:00
Trois coups agressifs. La porte et l’infirmière derrière. Madame se pétrifie, retient sa nouvelle fenêtre, l’imprime violemment dans ses rétines pour ne pas oublier, inspire une dernière fois et ouvre le panneau de bois.
C’est encore l’heure de manger. Elle n’a pas faim, elle va se coucher tôt. La blouse blanche cache des cachets, sa main en reçoit deux, il faut les prendre pour bien dormir. Elle les avale vite, la porte se ferme.
20:17
La forêt est toujours là, mais c’est la nuit. Des bruits d’animaux rebondissent contre les murs de sa chambre, il fait froid à présent. Madame, assommée, met un pull et s’endort.
Chambre 45
Mardi
06:56
Un tintement de gouttes sur les feuilles l’a réveillé tôt. Une pluie très fine picote le sol. Misère doit avoir soif, elle aussi. En vidant l’arrosoir, Madame observe le coin droit.
Elle essaie. Pince un bout de chêne qui se décolle, les oiseaux s’enfuient, et puis se déchirent comme du papier glacé.
Des banquettes recouvertes de velours rouge, des filets à bagages vides, une valise noire près de la porte coulissante. Un train. Un vieux, comme dans le temps. Jeune mariée dans le Transsibérien, des baisers dans le cou et sur les mains, des semaines de voyage à savourer les plaines vides de la Russie hivernale. Par la vitre gelée du compartiment cocon, elle voit des étoiles de glaces qui courent aux côtés de la bête de fer. Le roulement constant, les doux sursauts font trembler ses lèvres. Madame recule dans sa chambre-wagon et tombe dans son fauteuil. Les vibrations bercent, les souvenirs caressent, et Madame s’endort.
12:00
Encore des coups sur le panneau de bois. Jamais tranquille, ici. La poignée s’abaisse sans qu’elle ait pu donner l’ordre d’entrer. La souveraine fraîchement mariée est appelée pour une compote, un pain mou et des cachets, et Madame a de nouveau les jambes lourdes et les paupières tombantes. L’infirmière regarde cette masse boursouflée, ces dents jaunes encadrées par des lèvres en papier de verre. Un air de dégoût se dessine, la reine du wagon ne le remarque pas, trop heureuse de son voyage de noce. La soignante lui prend la main et y colle deux comprimés. Elle n’en veut pas. Pas de chance, c’est la troisième qui lui fait le coup depuis ce matin. Ras le bol, cette fois c’est assez, de l’eau et ouvrez la bouche, voilà, c’est pas compliqué.
12:04
Madame suffoque. Trop tard pour les recracher, ils sont déjà loin dans son gosier gavé. Elle la sent, cette goutte au coin de son œil gauche. Elle peut juste poser ses énormes fesses entre les coussins brodés. Misère, elle n’a plus d’eau.
16:11
Le soleil pénètre par la fenêtre du wagon, pénètre par les feuilles, pénètre par les pores. C’est si bon, c’est si loin, c’est si brumeux, trouble et frénétique, Madame ne sait plus ce qu’elle veut. Souveraine il y a peu, reine sous barbituriques, princesse disparue. Elle n’est plus la femme de personne. Changement de décor, le roulement du train la fatigue.
Maintenant, c’est une plage qui lui pique les yeux de son sable blanc.
Un palmier, des crabes et le soleil brûlant. Elle jette son pull sur le lit.
17:00
La graisse enduite d’une épaisse couche de crème blanche qui se fige, les yeux fermés, elle se rappelle. Ibiza, son premier mari. Saint Tropez, le deuxième. Tanger, son amant.
La porte s’ouvre, elle n’a pas entendu cogner : c’est le bel infirmier qui écarquille ses iris. Il n’a pas l’air d’apprécier ce qu’elle étale sous ses yeux. Son écorce se plisse, sa gousse se froisse, c’est laid et pas beau, ce Monsieur qu’elle voudrait sien préfère les chairs fermes et les seins tendus.
Son visage se fend d’un sourire, elle n’a même pas eu le temps de se maquiller, c’est que cette plage l’occupe, tant de grains de sable à compter.
Le jeune homme n’a pas l’air de vouloir s’approcher.
Lancés entre eux deux, droit dans sa bouche. La belle main d’homme jette des comprimés, sniper de précision. Elle les gobe sans s’en rendre compte et sa tête retombe. Encore. Il faut qu’il donne à boire à sa plante, elle a oublié. En plus avec ce soleil.
20:00
Une petite voix qui lui chatouille les tympans fait tourner sa tête.
– La 45 ? Un végétal.
De l’eau, qu’on lui donne de l’eau, elle sent ses feuilles se craqueler et ses racines se rabougrir.
L’infirmière tente de la soulever, Madame refuse et encastre mieux encore son tronc dans le fauteuil. Mais il faut bien qu’elle dorme ! Elle dormira ici.
La demoiselle effarée s’apprête à aller chercher de l’aide pour déraciner cette vieille, mais la main flétrie l’arrête. Il faut arracher la fenêtre.
Plein de belles choses à voir. Elle veut savoir quel est le prochain tableau derrière la sylve bruissante, derrière la Russie passionnée, derrière le sable délassant. En plus il fait trop chaud pour elle. Ça la fane.
La demoiselle secoue la tête en dégageant son bras de la ronce et sort.
Tant pis. Elle l’arrachera elle-même, cette fenêtre.
20:35
Les ongles en épines griffent le bord du ciel. Il se détache. Un geste sec, elle arrache tout en fermant les paupières pour garder la surprise jusqu’à ce qu’elle soit à nouveau installée dans son pot.
Maintenant, elle les ouvre, très lentement pour savourer.
21:03
Elle sent les trois comprimés oranges qu’on lui a fourrés au fond de la gorge, elle les sent qui descendent, elle les sent qui libèrent leur poudre narcotique.
Elle fixe la fenêtre. Qui n’en est plus qu’une.
Il n’y a plus. Rien qu’à nouveau ce qu’elle avait oublié. Retour au parking gris et aux briques rouges.
Une feuille tombe, jusqu’à la moquette brune.
Mercredi
09:00
Ils ont emmené la plante ce matin.
Un frisson de protestation. Puis, plus rien.
Charlotte Thévenaz-Faubert, 2016, 1er prix