Jardinier. Voilà ce qu’il était, dans un endroit où les seuls champs qui s’étendaient à perte de vue étaient ceux des barbelés qui encerclaient ce que l’on appelait le « camp de travail ».

Jardinier, dans un endroit où la lumière parvenait tout juste à se glisser parmi l’épaisse fumée qui surplombait le camp, pour faire profiter les prisonniers de quelques minutes de soleil par jour. Jardinier, là où les seules plantes cultivables étaient les épines redoutables qu’abritaient les cœurs des gardes. Jardinier, là où personne n’appréciait ni n’admirait son travail…

Je suis en vie. Je suis vivant, je respire, je pense et je travaille.

Voilà la seule pensée qui lui permettait de tenir. Les jours s’écoulaient, avec lenteur, dureté, et parfois la mort venait faucher les environs, mais quand il s’enfuyait dans son jardin, le monde autour de lui changeait. Cela faisait plus de trois mois qu’il était là. Il avait eu, dans son malheur, la chance d’avoir trouvé un travail qui lui plaisait. Son jardin, qui abritait principalement des légumes pour les supérieurs et les officiers, lui offrait parfois quelques surprises. Et c’est comme cela, qu’un matin, en allant arroser ses petits légumes rabougris, il fit une découverte étonnante. Parmi les couleurs ternes de ses choux, se trouvait un bourgeon coloré, d’un bleu rappelant celui du ciel. Intrigué par cette touche de couleur apportée à son sombre quotidien, le jardinier prit grand soin de la petite pousse. Si bien que quelques jours plus tard, un magnifique iris inondait le jardin de sa beauté.

« C’est un cadeau des dieux ! » pensait le jardinier. Et effectivement, qui aurait imaginé une telle splendeur vivant dans un lieu aussi affreux que ce « camp de la mort » ?

La nouvelle d’un événement, aussi minime soit-il, se répandait comme une traînée de poudre à Auschwitz. Aussi, le jardinier prit peur que sa nouvelle amie soit découverte. Si jamais un garde la trouvait, elle serait arrachée de terre, piétinée, et l’homme serait fusillé. C’était en quelque sorte une activité illégale que de faire pousser une chose qui redonnerait de l’espoir et de la vitalité aux prisonniers. Il entreprit alors de la cacher sous des feuilles de choux.

Le jardinier chérissait sa petite plante. Lorsque le soleil voulait bien pointer le bout de son nez, le jardinier découvrait la fleur, de sorte qu’elle profite des rayonnements de l’astre. Les jours venteux, il restait des heures, planté au-dessus d’elle, pour la protéger des rafales. Et lorsque vint l’hiver, le terrible hiver interminable, il la couvrit de ses chaussettes, pour qu’elle n’attrape pas froid.

La fleur le lui rendait bien ; lorsque le jardinier avait fini son travail, et que l’appel avait eu lieu, il courait voir son amie. La fleur était devenue sa confidente. La seule à qui il pouvait parler, sans craindre de voir ses propos rapportés. Ainsi, en fin de journée, il se retrouvait assis à même le sol, conversant avec l’esprit le plus pur et le plus sain des environs. Il lui parlait rarement de sa famille. Il savait, que tout comme lui, ils avaient tous été sur une Liste[1]. Il refusait d’imaginer ce qui pouvait leur être arrivé. Il lui parlait alors d’après la guerre. Il s’échappait dans ses récits, de jardins aux couleurs éclatantes et aux senteurs exquises. Il lui racontait comment, après tout cela, il vivrait dans une grande demeure, entourée de verdure et de rivières. « Je te planterai dans un endroit parfait, la terre sera douce et tu bénéficieras de tout le soleil du monde. » Au fond de lui, il savait que s’il sortait un jour vivant de cet endroit, il devrait se résigner à abandonner la magnifique fleur dans ce lieu où la mort est si présente qu’elle vous fait suffoquer. Parfois, il pleurait et se fâchait. Il était souvent en colère contre la plante. « Tu n’aurais jamais dû pousser là ! » lui criait-il. « Ils ne méritent pas ta beauté, et tu ne mérites pas l’enfer ! » Mais il avait beau se montrer méchant envers elle, il savait néanmoins qu’elle restait sa seule amie, aussi, s’excusait-il toujours lorsqu’il s’emportait.

Les mois s’écoulèrent, et bientôt ce fut le retour du printemps. Tout semblait plus « joyeux », et la petite plante ainsi que le jardinier se portaient à merveille.

Il a suffi d’un oubli. Ce samedi après-midi, le jardinier eu un mauvais pressentiment. Il avait tenté de l’ignorer tout au long de la journée, mais l’angoisse qui lui rongeait le cœur ne voulait pas s’en aller. Il sortit alors du jardin pour aller voir ce qu’il se passait quelques centaines de mètres plus loin. Là-bas, au loin, des dizaines de wagons, contenant chacun des milliers de personnes, débarquaient.  La fumée qui l’entourait, se faisait plus épaisse, et considérant le nombre de places qu’il restait au camp, le vieux jardinier sut que la moitié de ces personnes ne reverraient jamais le ciel.

C’est en retournant à son jardin, qu’il se rendit compte de son erreur ; le portail était grand ouvert, et quelqu’un se trouvait dans le jardin. Malheureusement, cette personne, penchée sur l’iris, le visage déformé par la fureur, ne contemplait pas la beauté de la fleur.

Lorsqu’il s’aperçut de la présence du jardinier, le garde montra la fleur du doigt, demandant des explications. Le brave homme se redressa, et puisant son courage dans sa rayonnante

amie, expliqua au garde qu’il aimait cette plante et qu’elle lui redonnait espoir. La main qui le frappa était dure, froide et franche. Il avait l’habitude de la maltraitance, mais il frémit au contact des doigts, sachant que ce qui suivrait serait sans doute moins supportable.

Mais rien ne suivit. Le garde recula sans un mot et porta la main à sa ceinture. Le jardinier savait. Il avait compris, depuis un moment déjà qu’il ne sortirait pas d’ici, du moins pas vivant. Mais, si son sort lui était indifférent, il s’inquiétait pour l’iris. « S’il vous plaît, promettez-moi de vous occuper de mon amie, aussi bien que je l’ai fait moi-même, » supplia-t-il. Le garde jeta un regard dédaigneux à la fleur, la prit entre deux doigts, et l’arracha sauvagement de terre. Avant que le jardinier n’ait pu faire un seul geste ou bien dire un seul mot, le garde sauta à pieds joints sur la fleur, et la piétina, l’écrasa, la réduisit en bouillie. Le jardinier, choqué, laissa échapper un sanglot ; « Pourquoi ? » articula-t-il, secoué de spasmes. Le garde le regarda droit dans les yeux et dit : « Les gens comme toi ne méritent pas la beauté. Tu n’es même pas une personne, tu es un matricule, un numéro. Et le fait que tu sois privilégié d’une chose aussi belle, dont tu peux bénéficier chaque jour, est incorrect. »

Après ces mots glaçants, il tira sans état d’âme.

Les coups de feu, on en entendait chaque jour au camp. Seulement, pendant un instant, on eût dit que le temps avait cessé de tourner. Le sang avait été versé une fois encore, une fois de plus. Le liquide poisseux réchauffait la terre du jardin, et les choux étaient teintés de rouge. Quelques secondes plus tard, la vie reprit son cours. Le jardinier n’était qu’un numéro de plus à barrer sur la Liste, une bouche de moins à nourrir. On le remplaça, et l’on brûla son corps, afin d’effacer toute trace de son passage sur terre.

C’est un trou de verdure où chante une rivière. Les arbres regorgent de fruits, tous juteux à souhait. L’herbe est si verte, que l’on ne veut pas marcher dessus, de peur de la salir. L’eau, claire et fraîche, s’écoule dans un joli bruit de clapotis. Au-dessus des arbres, le soleil brille constamment, et la faune en profite pour se ressourcer. Les biches se courent après dans les sentiers de la forêt, les geais des chênes se délectent de baies rouges et juteuses, et les merles chantent et gazouillent joyeusement à toute heure de la journée. Le jardinier a trouvé son paradis, son sanctuaire, son lieu d’après-guerre, de repos éternel. Il est tel qu’il l’avait imaginé, aussi éclatant que le soleil lui-même, aussi beau que le plus beau des jardins et aussi

parfait que sa petite fleur. Il ne sait pas combien de temps il va passer ici, pourtant cela ne lui importe guère. Le temps ici, passe différemment, et comme il a vécu les derniers mois aux

Enfers, il n’est pas pressé de partir. Ce moment, puisse-t-il durer une éternité, car il est absolument parfait. Et tandis qu’il se retourne pour faire face au vent qui agite doucement les arbres, il baisse les yeux et aperçoit à ses pieds, un iris. Un magnifique iris bleu ciel qui sourit au soleil. Tout est parfait….