Je fouille dans mon tiroir, celui où rien ne se trouve, c’est pour cela que l’essentiel s’y trouve. Derrière ma feuille d’impôts inachevée, mes notes d’université et tout un bric-à-brac, c’est ici que je l’ai trouvé. J’ai trouvé ton pin’s. Le vieux pin’s « No Future » que tu avais signé au Tipp-ex, au détour de cette ruelle, au détour de nos amours. Les larmes montent accompagnées des souvenirs. Mais, le futur me rappelle au travers des cris de ma fille.
Je me retourne, abandonnant mon passé au fond du tiroir. Le futur a pris le pas, même sur moi.
Le jeune garçon aux cheveux noirs gélifiés s’avance dans le préau. Il a le mal à l’âme, le mal de génération, de sa génération. Sur son poignet, le bracelet à pics cachant le tatouage réalisé au bic et à la pointe du compas, expression à la fois de son style et de son malheur. Il passe inaperçu, au milieu de tous ces gens qui courent dans la cour, qui courent dans la vie. Personne n’a le temps de s’arrêter au premier pic. Gouverner par la tactique du tic. L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Les autres passent leur temps à courir après. Mais pas lui, lui il est différent. Lui, il ne croit pas en l’avenir.
Ce soir-là, ma femme dans les bras, ceux de Morphée refusent de m’entourer de leur gracieuse aide. Non, ce soir, je pense trop à toi. A mes rêves égoïstes que je croyais être pluriels. Moi, je voulais casser le Capitole, cracher sur les tombes de tous ces pseudo-pères fondateurs, pisser sur Martin Luther King, décrocher le drapeau de l’Elysée, assassiner le Pape, annihiler la démagogie. Je voulais tout casser. En rébellion contre le monde entier, je n’ai même pas vu que, toi, tu voulais juste m’aimer.
Elle le voit tout de suite, au fond, allumant une gauloise bleue. Il a ce style des poètes torturés, peut-être est-il plus torturé que poète. Peut-être, mais, pour l’instant ce n’est pas son problème. Elle ne voit que son mystère sombre qui le rend si désirable légèrement effrayant, juste ce qu’il faut pour la tenter. Le goût du danger au bout des lèvres, elle réajuste sa robe bustier. Elle se lance, son assurance au poing, elle se fraye un chemin. Enfin, après ce qui lui semble l’éternité, elle l’atteint. Terre promise, terre presque conquise. Elle souffle de la façon la plus désinvolte qu’elle puisse sur sa mèche de cheveux. Elle l’accoste, lui demande une cigarette. C’est la première de sa vie. Elle tousse un peu, les larmes aux yeux plongés dans les siens. Elle le sait: elle va l’aimer.
Je repense à la dernière fois qu’on s’est vu, à ta main serrée sur ton paquet de Marlboro. A ton regard absent quand tu m’as demandé « Pourquoi? », à ma réponse cinglante: « Parce que tu es tout ce que je déteste ». Je t’ai laissée comme ça. Sans même vérifier si tu pleurais dans ta bière blonde, sans même me retourner. Je t’ai abandonnée dans un vieux bar miteux, perdu dans une ville trop grande. Je t’ai abandonnée pour deux trois idéaux pourris. Je t’ai abandonnée parce que tu puais la vie et que je n’aspirais qu’à la destruction. J’aurais dû te répondre « Parce que je déteste tout. Parce que tu es tout. »
Il l’a remarquée, il la regarde du coin de l’oeil, méprisant. Il se dit cyniquement qu’il peut faire ce qu’il veut d’elle. Si seulement il savait à quel point c’est l’inverse. Plein d’orgueil, il lui propose un verre dans un bar plus tranquille. Elle acquiesce, béate.
Je regarde mon poignet, tristement, la marque est restée tel le stigmate d’un passé que j’aurais voulu désavouer. Quel con j’étais! J’aurais dû mourir d’une infection! Peut-être en étais-je un peu mort finalement. Empli d’un dégoût face aux injustices de ce monde, je voyais une infection dans le monde entier. Ce monde auquel je refusais de m’identifier. J’étais le premier à crier contre les injustices, le premier derrière les barricades des flics. A la nuance près que je n’avais aucun projet d’avenir, aucune volonté d’ériger un monde meilleur. J’adhérais à la philosophie punk « No future », cela me convenait. Bien que dans mon cas, il aurait été plus approprié de parler de « No present ». Je croyais connaître toutes les horreurs. Je croyais avoir déplié le monde entier. Il ne me restait plus qu’à le dynamiter.
Elle n’y croit pas. Elle a réussi: il est dans son lit, sa tignasse colmatée à l’oreiller, sa respiration saccadée, son bracelet à pics. Il est bel et bien là, en chair et en os! Après tous ces mois de travail au corps. Il l’intrigue, ses idéaux qu’il n’avoue qu’à demi-mot, sa vie qu’il conserve dans la froideur de ses yeux bleus. Elle veut découvrir le monde avec lui, le détruire avec lui. Mais surtout le reconstruire avec lui. Elle voit la planète bleue comme une immense toile que les anciens auraient tissée au cours de l’Histoire, une toile qui aurait quelques accrocs, une toile qu’il faudrait repriser, une toile qu’elle dépliait autant qu’elle se pliait aux volontés du destructeur de toile qui dormait dans son lit.
Je repense à tous les débats qu’on avait pu avoir dans des bars miteux. A mes envolées lyriques, à ta douceur, ton pragmatisme et ta grande patience. Tu faisais tout pour concilier mes avis radicaux, mes amis, mon amour-propre. Mais peut-être qu’à veiller sur moi tu oubliais de veiller sur toi. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que le futur que j’ai dessiné je te le dois. Il s’est fait sans toi, mais grâce à toi. Dans mon lit, il y a ma femme et notre fille engoncées dans les plis du drap, heureuses, riantes. Je les regarde, doux amer, je suis devenu l’oxymore de ce que j’aurais voulu devenir. A l’instar de ma famille, je me suis engoncé dans les plis, ceux de la vie. Quelle douce ironie pour le petit punk qui pensait déplier le monde, et ce, mieux que personne!
Il vit au son des discours de Sartre, aux écrits de Marx, de Bakhounine n’adhérant à rien à part le fait de tout détruire. Il écoute les discours communistes balbutiants de Nikolaï Podgorny, les discours déshumanisant de Valéry Giscard d’Estaing, ceux multilatéralistes de Carter; tous le dégoûtent. En effet, il ne supporte pas cette inaptitude humaine à se gérer, cette inadaptation à la justice. Il ne voit que les horreurs du monde et les beautés crasses. Incapable de voir la beauté du monde, on lui donnerait les sept merveilles, le mont Olympe, le paradis qu’il cracherait dessus. Il déteste le monde entier sans exception, sans même lui laisser une chance de lui démontrer ses beautés. Sa noirceur l’a emprisonné dans ses convictions aussi dogmatiques que celles qu’il tente de fuir. Il s’enferme dedans, se cloîtrant dans une version étriquée du monde. Une prison dans laquelle il enferme son monde également.
Je veux partir de cette villa bon chic bon genre, cette villa pleine d’amour, pleine d’avenir. Je ne veux pas, ça ne se peut pas; le futur ne peut pas avoir pris le pas sur moi. Je ne veux pas, je ne veux plus. Je ne peux pas, je ne peux plus. J’ai un goût d’échec au fond de la gorge, un goût d’inaccomplissement. Pourtant, j’ai tout réussi, je suis notaire, j’ai un 4×4, une villa à l’américaine, une famille aimante. Rien ne dépasse, pas un seul pic, pas une seule pensée plus haute que l’autre. J’ai tout gagné en perdant tout ce que j’étais. Ma femme me regarde, je suis absent, elle le sent. Mais, à cet instant, toute autre chose que mon dégoût m’est indifférente. D’ailleurs, même elle me dégoûte, ses grands yeux de biche violets, sa bouche sensuelle, son carré châtain foncé ondulé. Je ne le supporte plus ce dégoût, il faut que je trouve une échappatoire. Une échappatoire à tout ce que j’ai construit. Je claque la porte de la villa, de ma villa, je claque la porte de ma vie.
Elle s’est mise à fumer. Comme par mimétisme, ce geste est devenu son quotidien. Elle fume dans les bars le samedi soir, le lundi à la gare, le mardi durant la pause de midi, à minuit après le coït. Elle perd tous les goûts de la vie, en essayant désespérément de trouver un goût à la sienne. Elle ne se sent pas, elle ne se sent plus. Elle ne vit plus que par lui, pour lui. Elle ne sait pas comment faire sans l’amour qu’elle lui porte. Pourtant elle n’en retire rien, il ne lui montre aucun signe d’affection, aucun amour ne sort de cet homme. Il ne laisse rien paraître de son amour, ne le reconnaissant qu’en tant qu’un concept encombrant. Mais elle s’en fout, elle lui dit « je t’aime » pour deux.
Je suis sorti, ignorant les questions de ma femme, ignorant tout. Je n’ai pas entendu les cris angoissés de ma fille, les appels alarmants de sa mère. J’ai fui, fui ma famille, ma vie, mes pensées. Depuis je roule, je roule engloutissant les kilomètres, je ne pense plus. Ma destination n’est pas définie, je veux juste m’en aller. Mon objectif est dans la route, je cherche la fuite, la fuite tant physique que mentale. Puis soudain, l’idée me vient: il me faut une suze coca, tout de suite. Ce moyen de fuite que j’ai abandonné sur l’autel de mon mariage. Ce moyen de fuite qui fait ressurgir le punk arrogant que j’étais, alors, devant mon verre, oubliant ma dignité mais jamais mes convictions. Je tourne, je suis face à une ville, elle me semble légèrement familière. Et, pour cause, je lis le panneau, il indique Montluçon, ville de ma jeunesse.
Ils sont allés au bar juste après les cours, plus tôt que d’habitude, ils ont enchaîné les cocktails. L’ivresse commence à les assaillir, il est temps, diraient-ils, car il est déjà 2h30 du matin; ce n’est pas trop tôt pour l’ivresse quand on a commencé à 18h30. Ils sont dans leur bar préféré, bastion de tous les jeunes en manque de repaires, ouvertement punk, ce bar est le « Chien dalleux ». Sous son nom se trouve sa doctrine: qui a la dalle d’un monde lucide est bienvenu, seul les vrais chiens sont autorisés (banquiers priés de retourner en terre balisée). Il est en plein débat avec un petit nouveau s’étant acheté des habits neufs. Il lui stipule que ce n’est pas le comportement d’un vrai punk, un vrai punk élève sa voix et ses actes contre le consumérisme. L’autre sentant bien la condescendance dans la voix de son interlocuteur, ne le supporte pas bien et prétend qu’il est tout aussi punk que lui voire plus. L’alcool faisant son effet, les cerveaux s’échauffent, les poings se raidissent. Le coup part, il atterrit au milieu du nez. Le belligérant évacué en quelques minutes, se retrouve à la rue, sonné. Elle sort, les yeux mouillés de larmes, le regarde en coin, s’arrête, allume une cigarette. Le poing en sang, il s’excuse platement. En s’excusant, il se rend compte qu’il serait capable d’arrêter de se battre pour elle. Il prend peur en comprenant que, malgré tous ses efforts, il l’aime. Il n’est pas prêt à abandonner ses idées pour une « gonzesse » comme il le dit si souvent. C’est à ce moment qu’il prend la décision de la quitter, le poing et le coeur en sang.
Je recherche tous les bars que je fréquentais si souvent. Aucun. Aucun n’existe encore, ils ont tous disparu avec mes idéaux, avec toi. Je cherche un moyen pour retrouver ce passé que j’ai soigneusement essayé de cloîtrer dans une armoire fermée à double tour. Je ressens à nouveau, toute ma noirceur me revenir de plein fouet, comme une grande claque, elle me désarçonne. Elle m’aspire à elle, me susurrant de rester là, de tout abandonner pour elle. Puis soudain, elle s’estompe ne laissant plus que ton absence lancinante, pas de doute, tu me manques. Mais, alors, l’image de ma femme au lit avec ma fille s’impose à moi. Je dois rentrer pour elles. Je devrais rentrer… Mais je ne suis pas sûr de les aimer assez. De les aimer autant que ton souvenir.
Il enchaîne les cigarettes, il le sait, il est temps de lui dire, la mascarade a assez duré. Ce soir, il lui dira à « La Mouette ». Il hésite à s’entraîner devant le miroir. Puis il se rappelle qui il est, un homme fier, un punk qui n’a ni besoin de futur ni d’une gonzesse. Il doit se concentrer à nouveau sur ses objectifs, ébranler la bourgeoisie, détruire le monde. Il est temps de passer à l’action, d’arrêter d’être uniquement un spectateur de la déchéance du monde et en devenir un catalyseur. Oui, elle est une encouble à ses projets. Il en est persuadé. Il n’y a pas à se poser de questions. De toute façon, c’est planifié. Ce soir, ce sera terminé.
Je me noie dans le flot de mes pensées contradictoires. Je dois savoir ce que je veux faire. Qui je veux être. Non, il me faut savoir qui je suis. Je me reproche ma lâcheté, je me pensais révolutionnaire et, à la première complication, je me suis carapaté. Je n’ai même pas su supporter ton amour. Je veux que tu me pardonnes, je veux m’exorciser de ce passé et de ce futur qui ne me conviennent nullement. Je cherche une idée, pour symboliser mes regrets pour que tu me pardonnes, pour que je me pardonne. Eurêka! Je me rends dans le premier tabac que je croise. Je m’avance assuré, rassuré: Je demande un paquet de Marlboro. Je te vois à côté de moi, tu me regardes les yeux apaisés, tu me murmures: « Tout est pardonné. »
Je ressors du kiosque, le paquet dans une main, mes clés dans l’autre. Le futur et le passé sont réconciliés. Je commence ma vie au présent.
Elle sort du bar, interloquée. Elle ne sait plus si elle s’y attendait ou pas, elle ne sait plus si elle s’en veut ou si elle lui en veut. Elle traverse la ville comme une somnambule, absente de sa propre vie comme depuis un bon moment. Elle passe sur un pont, sort une cigarette mais elle la dégoûte. Elle ne comprend plus son empoisonnement constant. Avec toute la force de sa rancoeur, elle balance son paquet dans le canal. Elle reprend le contrôle de sa vie. Ce soir, c’est terminé.
Ce soir-là, c’est le solstice, les jours vont s’allonger, à nouveau, sa vie aussi. Du moins, elle l’espère. Le monde s’offre à elle. Il se déplie, affranchi de la prison dans laquelle elle était enfermée. Elle recommence sa vie à présent.