La fenêtre

 

Tu sais, je regarde par la fenêtre, souvent. Je te vois courir, trébucher, puis continuer ton chemin avec détermination. Il y aurait eu une balançoire, avec un petit toboggan à côté ; et peut-être une piscine gonflable un peu plus loin… Je te vois tomber, salir tes genoux déjà écorchés. Puis tu te relèves avec les mains pleines de terre et tu te barbouilles le visage sans vraiment le faire exprès.

Mon coeur s’accélère, ma mâchoire se crispe et je sens mes ongles s’enfoncer dans le bois verni.

Comment l’imagines-tu la fenêtre, toi ? Est-ce que tu la vois telle qu’elle est réellement, c’est-à-dire petite, avec de la peinture blanche qui s’écaille dans le coin en haut à gauche ? Ou plutôt immense, moderne et semblable à des dizaines d’autres sur une façade immaculée ? La vois-tu donner sur un jardin immense et beau, sur un espace verdâtre avec les vestiges de l’enfance de quelqu’un traînant de çà, de là, ou alors sur un paysage de campagne calme? As-tu déjà tout imaginé ?

Je me vois dans la petite cuisine un peu exiguë, en train de préparer le petit déjeuner. Des tartines au Nutella pour moi, une compote pour toi. Je souris en posant ton bol sur la table nue, puis je te parle avec ma voix cassée par la fatigue et parce que je fume trop.

Je regarde à nouveau par la fenêtre. Tu pars à l’école avec le sac Winnie l’Ourson que nous avons acheté ensemble. Le rouge avec les abeilles. La bretelle glisse de ton épaule et se balance au rythme de tes pas. Tu aurais eu un goûter pour la récré dans un petit Tupperware (qui s’appelle retour, souviens-toi!). Je t’aurais attendu en fin d’après-midi en fumant sur le balcon, peut-être avec un verre de vin ou de vodka bon marché. Un peu comme je fais ces temps…

Je t’aurais aidé à enlever ta veste parce que tu as encore du mal avec la fermeture Eclair, puis tu m’aurais raconté ta journée. Et j’aurais écouté ton récit chaque jour de chaque année.

Tu aurais sûrement adoré les études, en tout cas moi j’avais soif de savoir. Est-ce que tu sais que je voulais aller à l’Université ? En sciences forensiques. Oui j’aurais vraiment adoré.

Je reste à contempler le petit jardin vide qui se métamorphose, rempli de mon imagination. Il se modifie et se transforme au rythme des souvenirs que je compose dans ma tête. Ce lieu où tout semble mort et figé depuis deux mois, gelé par l’hiver et les bouleversements, se modifie et s’embellit. Mais il s’assombrit parfois, au fil de mes questions. Je ne sais plus sur quel pied danser. Tu pourrais devenir tant de choses : un monsieur tout le monde, un prix Nobel, un gangster, un comptable. Un mec avec qui on discute dans le train, ou au contraire quelqu’un qu’on regarde du coin de l’oeil lors d’un vol d’affaires. Ou alors tu pourrais retourner au néant.

Je soupire et m’éloigne du cadre blanc.

Me voilà encore vers cette foutue fenêtre, après le souper. Je n’arrive pas à m’en éloigner, ça en devient insensé. Je nous vois les deux, avachis contre le rebord qui s’effrite de plus en plus avec le temps, avec le nez collé contre la vitre pour observer les étoiles. Nos respirations créent de petits ronds de buée qui apparaissent puis s’effacent à un rythme régulier. Peut-être qu’à ce moment-là tu aurais décidé de devenir astronaute. Je t’aurais proposé qu’on aille se coucher dans le jardin pour mieux admirer le ciel. Alors j’aurais placé une couverture sur le sol humide, après avoir préparé du chocolat chaud, comme dans les films. Nous nous serions étendus en essayant de siroter nos chocolats trop sucrés avec des marshmallows flottant à la surface comme les bateaux en plastique de ton bain. Et j’aurais savouré ce moment un peu cliché.

Tu sais, je suis déchirée. Le terme peut paraître un peu fort, mais je me sens vraiment comme une feuille de papier qu’on triture, jusqu’au moment où elle cède. Je ne sais pas si je t’aime ou je te déteste, si tu m’en veux, ou si je fais une énorme erreur. Je ne peux pas être responsable si vite. Tu sais, cela pourrait gâcher ma vie et dans le fond, je t’en tiendrais responsable. Je voulais finir mes études, aller étudier la criminologie et les sciences forensiques. Mais maintenant tout est compromis… Ne m’en veux pas de te laisser, j’ai préféré ne pas être mère que d’en être une mauvaise.

Je regarde par la fenêtre. Le cadre blanc a disparu, un habitacle noir a pris sa place. Je sens ma tête vibrer contre la vitre, mais je n’y prête pas trop attention. Ma gorge se serre, je ne t’imagine plus. Je me concentre juste sur le paysage qui défile, régulier, apaisant. Puis la fenêtre disparaît et la portière s’ouvre. Et moi, du haut de mes seize ans et de mon mètre presque 70, je me tiens devant cet hôpital immense et froid. Des centaines de visages passent furtivement derrière les centaines de fenêtres. Je grelotte malgré ma grosse doudoune. Ce matin, l’air est glacial. Je prends une inspiration et le sens s’infiltrer dans ma gorge et dans mes poumons. Il me picote la peau et s’engouffre par rafales entre ma veste et ma nuque. J’ai l’impression que mes jambes ne peuvent plus me porter mais j’avance tout de même, pas à pas, d’une manière mécanique. J’ai envie de reculer, mais mon chauffeur me presse et me force presque à avancer. Pense à ton avenir. A ton futur.

Alors je franchis la porte automatique.

Je me tiens devant la fenêtre, tu le sais. Nous sommes ensemble pour la dernière fois. Tous nos souvenirs sont anesthésiés, je regarde dans le vide. L’infirmière va arriver dans quelques minutes, nous le savons. J’aurais voulu te dire que je suis désolée, mais aucun mot ou pensée ne me vient. Comment dire adieu à quelqu’un qu’on a aimé durant deux mois sans pourtant jamais le voir ?

Je m’en veux. Même si le médecin a dit que tu ne sentiras rien. C’est vrai, tu n’as même pas encore de terminaisons nerveuses. Mais ton coeur bat pour moi et grâce à moi. Alors même quand il ne le fera plus, je regarderai encore par la fenêtre.

Peut-être qu’un jour, quand je serai prête, un petit garçon trottinera, trébuchera dans le jardin et se barbouillera le visage de terre.

L’infirmière est là.

 

Léa Fivaz, 2016, second prix ex aequo