Première partie : La croisée

J’habite dans un lieu dit « Les Grands-Chênes », c’est un lieu comme on n’en fait plus, désuet, coupé du monde le temps semble s’y être arrêté, c’est peut-être le cas d’ailleurs. Du plus loin que je me souvienne c’est toujours ici que j’ai vécu. Dans la station-service de mon père, rachetée au père Richenant. Le père Richenant qui nous a quittés l’an dernier à 97 ans. Le plus vieux Grand-Chênois! Il s’est éteint dans la maison de retraite de Roanne. Mon père en a fait une maladie, jurant qu’il aurait dû mourir là où il était né, que c’était comme cela, que c’est une question de valeurs… Il nous a sorti son plus beau jeu d’acteur: le regard noir, l’air ailleurs pour nous signifier clairement que nous ne pouvions comprendre sa souffrance. Il avait raison, je n’ai jamais compris… Je n’ai jamais compris cet attachement, cette envie de rester, cette envie de vieillir ici, cette envie de ressembler à ces vieux qui radotent et se mêlent de tout, cette dévotion; ici on n’est pas catholique ni protestant ni que sais-je, ici la seule religion c’est celle de la terre, notre terre.

« Les Grands-Chênes » est un lieu dit entre le hameau de Fret et des Marnières. Il y a une route menant d’un côté à Roanne, elle est accessible en 1h30 de voiture, de l’autre côté se tient la route menant à Rennes, en 3h00. Mais cette route se sépare à la croisée entre Le Fret et Les Marnières. A cette croisée, il y a un panneau en bois rongé par le temps, enfoncé sur trente centimètres, indiquant les Grands-Chênes. Les Grands-Chênes c’est chez moi, un endroit comme il n’en existe plus, un endroit perdu, perdu dans le temps, bloqué dans un passé qui n’est plus. Mon père essaye de faire tourner sa station service avec son savoir-faire, sa gentillesse. Mais personne ne passe jamais là. Qui a décidé de placer une station service là où personne ne passe? Seuls nos voisins viennent ici. Il n’y a à la ronde qu’un centre équestre tenu par la femme de mon frère. Ici, on est comme les arbres, le seul mouvement qui nous anime c’est le vent. Ici, l’horizon est aussi dégagé que nous sommes enfermés. Tout est confiné, ici, l’espace est aussi grand que les esprits sont étriqués. Ici, c’est nulle part. C’est pour cela que je veux partir, mais aussi parce qu’ici ma vie n’est mienne que dans l’intitulé. Tout y est tracé. Mon père aime à répéter en riant qu’ici c’est nulle part et que comme nous sommes de nulle part, nous sommes de partout.

Je me souviens du jour de mes seize ans, ce jour-là, je rentrais avec Will mon meilleur ami depuis l’enfance, le frère de Wendy qui est la femme de mon frère. Même les prénoms sont convenus et plats, même là nous n’étions pas, même là on ressentait la terre des Grands-Chênes. Cette envie d’imiter les Américains, cette modernité empruntée aux années huitante. Il habite à un quart d’heure de ma petite croisée mais tous les jours nous cheminons ensemble, faisant la course sans cesse avec nos boguets. J’ai toujours mis un point d’honneur à gagner, je suis fille de mécano, je me devais de gagner. Ce jour-là pourtant je perdis. Il m’attendait triomphant tout en s’ébouriffant les cheveux. Il avait un air différent, un air malicieux, un projet dans les yeux. Quand je fus arrivée à sa hauteur, au lieu de me dire au revoir comme d’habitude, il me prit par la taille, m’attira à ses lèvres et m’embrassa avec toute sa fougue. A ce moment-là, je le savais c’était ainsi. Ni lui ni moi n’avions le choix, c’était écrit: lui et moi nous finirions dans le même lit. C’était écrit dans tous les non-dits. La boulangère le savait, l’aide-mécano le savait, nos parents le savaient, les vieux le savaient, tout le monde le savait. Mais qui en décidait? Mes parents avaient subi le même sort. L’amour n’est qu’une question de disponibilité dans le coin. C’est parce que leurs parents étaient voisins qu’ils se sont aimés. C’est aussi simple que cela, tout est simple quand on n’a pas le choix.

Cela fait maintenant quatre mois que nous sommes en couple. Aujourd’hui, je vais dormir chez lui, je crois que c’est le grand jour, le jour de « sauter le pas ». Je prépare donc mes affaires avec plus de minutie que d’habitude, me demandant ce qu’on fait quand le moment est venu. Mes doudous me regardent tristement, en sachant que c’est un adieu. Le temps de l’enfance s’est enfui comme un enfant face à un brocoli. Le temps des baisers innocemment échangés au fond des bois est révolu, le temps des rêves est terminé. Il est temps de se confronter à la réalité, de s’aimer comme des grands. Je regarde ma petite chambre une dernière fois avec mes yeux ingénus. Qui serai-je quand je repasserai cette porte ? J’ai le regret au bord des yeux. Je ferme la porte en sortant. Je m’en vais.

Il me guette à la fenêtre, je le sais, depuis sa chambre au grenier. Sa chambre, point le plus haut de cette vieille ferme au milieu des champs, à sa place tel le coeur au milieu des veines. Tout y est en ordre de la façade rouge aux croisillons blancs jusqu’à la couleur des vaches. Je sens son regard dans mon dos, il me déshabille, lui aussi, il sait que c’est notre soir. Je tremble un peu, en rangeant mon casque de boguet. J’entre sans frapper, je suis attendue. Son père regarde la météo en maugréant sur les récoltes qui vont être fichues. Sa mère pèle les patates à la plonge, sans rien dire s’effaçant, feignant de ne pas exister. Je les salue, petit sourire entendu. Mes converses enlevées, je monte, il descend à ma rencontre, il m’embrasse avec plus d’empressement que de tendresse. Il me prend la main pour me guider comme si je ne connaissais pas cette maison depuis l’enfance, comme si j’étais quelqu’un de différent. Il me regarde tendrement, me pousse gentiment sur le lit en m’embrassant dans le cou. Il retire son t-shirt, commence à déboutonner ma chemise, sa main se glissant aussi discrète que les drag-queens. Il enlève son pantalon puis le mien, l’excitation se fait sentir, pourtant, je n’en ressens aucune. Il s’approche, se colle, m’embrasse partout goulûment, son souffle devient rauque, saccadé. Eh merde, j’ai oublié de changer de culotte, j’ai toujours ma culotte Hello Kitty. Vivement qu’il l’a retire! Ouf, il me l’enlève en extase. Nous y sommes, nus face à l’autre si proches mais tellement éloignés. Il se lance, un va et vient, un deuxième et c’est fini. Je le vois se revêtir du coin de l’oeil, je fixe la tête d’Hello Kitty, abandonnée sur le parquet. Mon innocence l’est aussi. Puis c’est comme un électrochoc, les haut-le-coeur arrivent; il faut que je m’éloigne. Il faut que je me casse. Je reprends tout, mes habits, mes affaires et je sors. J’ignore ses « ça va », ses appels, ses paroles. Je marche droit, je m’en vais. Lui sur la route, moi sur mon boguet. Je m’en vais.

Je vomis à côté du panneau des Grands-Chênes, je vomis tout mon soûl, je vomis toute ma bile, toute mon aigreur, tous mes non-dits. A cent mètres de chez moi, j’ai tout vomi, j’ai vomi toute ma vie. J’essuie ma bouche avec mon pull rouge, mon préféré. J’attache mes cheveux. Je suis prête au combat, prête à rentrer. Je range mon vélomoteur, pensant à ce que mes parents vont bien pouvoir dire. Vont-ils deviner? Savent-ils déjà ? Je respire, je me concentre: on inspire, on expire. Je rentre. Mes parents regardent comme chaque soir, « C’est Canteloup ». Ils lèvent un regard étonné vers moi. A peine ai-je ouvert la bouche pour m’expliquer qu’ils sont retournés au petit écran. Je me justifie quand même, j’évoque des maux de ventre et de tête. C’est tellement simple de mentir quand personne ne vous écoute. Je monte dans ma chambre. C’est curieux, je pensais qu’en ouvrant la porte tout remonterait, que les larmes viendraient. Mais rien. Comme si rien ne s’était passé. Je me couche, j’ai envie de ne parler à personne. Je jette mon téléphone dans le coin opposé de ma chambre. Je me glisse dans un autre monde, un autre monde où je ne suis pas. Un monde dont je ne suis pas.

Je me réveille étonnée, je pensais que les larmes auraient séché. En fait, je n’ai même pas pleuré. Je suis amorphe, vide, absente, étrangère dans mon propre corps. Je descends déjeuner sans envie, sans joie. Je croise ma mère, je ne lui dis rien. Je prends mes choco crispies, mon café comme tous les samedis. Je me prépare pour aller aider mon père, comme tous les samedis. Je le retrouve au-dessus du moteur, sa chique dans la bouche. Et puis, je ne le supporte plus, lui, sa façon de chiquer son tabac, ma mère, et sa façon de s’essuyer les mains sur son tablier. Je n’en peux plus, il faut que je m’en aille, il faut que je me casse. Je prétexte un retour de mon mal-être vespéral. Je rentre, je cours prendre le butin de ma vie au fond de mon bureau, un vieux meuble en contreplaqué, je prends les cinq cents euros, mon passeport, deux trois fringues. Je les fourre rapidement dans mon sac à dos. Je balance mon téléphone par terre. Plus jamais, je ne veux revenir. Plus jamais je ne veux réentendre les voix d’ici. Je saute par ma fenêtre. J’atterris en roulade. Je pars en direction de la croisée. Il faut faire vite avant qu’ils ne me cherchent.

Je cours sur le petit chemin à travers la forêt de chênes qui sépare la station-service des deux routes. Arrivée, je me place du côté de la route de Rennes, l’autre menant directement chez mon père. J’ai peur, non pas de partir, mais qu’aucune voiture ne passe. Mais le destin m’envoie une Audi au bout de cinq minutes. Le banquier qui la conduit s’arrête, je monte. Je regarde la croisée, me jurant que c’est la dernière fois que je la vois. Il me dit qu’il va à Paris. Il m’interroge ensuite sur ma destination. Je lui réponds alors: « Je viens de nulle part, donc je vais partout.»

 

Deuxième partie: La fille du fond de la ruelle

Je débarquai un jeudi soir dans la capitale. Paris, Paris ville romantique, ville des artistes, ville des cafés, villes des mimes dans la rue. Mais pour moi, ce fut la ville des crachats, des ruelles sombres empestant l’urine, des clochards, des regards de travers, des chambres miteuses. J’étais arrivée avec un besoin d’ailleurs, un besoin de vie meilleure. Un besoin d’avoir le choix. Mais mes cinq cents en poche, je n’allai pas très loin. C’est quand je me fus retrouvée à la rue que je la rencontrai. Elle s’appelait Sandy, avait 27 ans, un bas-résille, une mini-jupe. Elle vit mes larmes et me prit dans ses bras. Elle me dit que j’allais m’en sortir, qu’elle connaissait une solution, une solution simple et efficace. Effectivement, la simplicité du concept de ce métier équivaut à la dureté de le pratiquer. Sandy m’aida, elle m’avança l’argent pour un téléphone, un téléphone professionnel. Elle m’enseigna les bases, le pseudonyme représentatif des services que nous fournissions, elle me dit que j’étais jeune, « qu’ils les aimaient comme cela » et qu’il fallait que mon pseudonyme rappelle ma candeur. Par cynisme, je choisis Kitty. C’était parti, j’avais mon secteur au fond d’une petite ruelle pas trop sale, juste derrière un bouis-bouis vendant un semblant de cuisine asiatique. C’était là que se déroulait ma vie. Ma vie, c’était cela: des coups d’un soir pour la vie.

Hormis Sandy, je n’avais pour ami que mon logeur. Un homme d’une quarantaine d’années avec un teint rougeaud, bedonnant et un air profondément bon. Il savait pour mes activités, il savait, mais ne jugeait pas. Quand je partais, je ne voyais dans le fond de ses yeux qu’un voile de tristesse. Il aurait voulu m’aider. Toutefois, il avait ses propres problèmes à régler; c’était un bon vivant qui avait fini par s’enterrer sous ses dettes. Mais loin de faire de lui un homme froid et calculateur, profitant de la détresse d’autrui, cela l’avait rendu empathique et protecteur. Il me louait donc la chambre à 100 la semaine ce qui était imbattable à Paris. Elle était sommaire; un lit, des toilettes, un robinet, une fenêtre et c’est tout. Mais c’était mon havre de paix, ici mes angoisses étaient moins fortes, les voix restaient en bas de l’escalier.

Chaque soir, je me glissais parmi les ombres de la ville. Toutes les ombres de la ville, tous ces gens venus de quelque part avec un besoin d’avoir le choix, qui n’en avaient jamais eu si peu. Errant parmi les fonctionnaires, les banquiers, les gens respectables, je traînais derrière moi mes propres ombres: angoisse, honte et culpabilité. Elles me suivaient, me collaient à la peau, pire, étaient dans ma peau; se mêlant à mes rêves, mes ambitions, à tout mon être. Mais il n’était pas temps de penser à elles – un homme approche, je sors mon plus beau sourire: « Salut mon beau, je m’appelle Kitty.» Une courte marche jusqu’à sa voiture, 30 minutes, 100 euros, une larme essuyée, une jupe réajustée. Retour au fond de la ruelle, un regard dans un rétroviseur. Cette fille dans le rétroviseur, cette fille au fond de la ruelle ne me ressemblait pas: trop maquillée, vulgaire, inanimée, sans un éclat de vie au fond du regard. Mais un autre client approchait, les doutes, ça n’est bon que quand on a le choix. Tous ces hommes au fond de cette ruelle, ils étaient des pères, des maris, des amis, des voisins, des gens respectables. Ils me racontaient parfois une bribe de leur vie, un sanglot étouffé dans leur voix. Je prenais, dans mon sac à main, un peu de leur histoire, à chacun. Ils m’arrachaient la mienne.
Finalement, nous partagions autre chose qu’une banquette arrière d’une Mercedes, nous avions en commun une partie de notre histoire. Nous étions les ombres de cette ville; les anonymes, les reclus, l’envers de la carte postale, l’antithèse Montmartre. Nous étions la pourriture de la ville, son visage sans maquillage.
Les romantiques auraient adoré raconter notre histoire; mais dans la cité d’Hugo, le romantisme est démodé. Le monde n’a plus le temps d’écouter nos histoires qui sentent le réchauffé. Malheureusement, même si elles ressemblent à une mauvaise réplique de film hollywoodien, aucun Richard Gere ne passera par le fond de ma ruelle. J’y resterai moi, les ombres de la nuit et mon mégot taché de rouge à lèvre bon marché. À l’évidence, Je vais partout mais je ne suis de nulle part.