Sept heures cinquante-quatre. L’homme s’était levé tôt. Il ne s’était pas préparé comme il en avait coutume; en sortant de chez lui en trombe, il avait à peine eu le réflexe de saisir son manteau et de le jeter sur son dos fatigué. Aussitôt, il s’était précipité dans les rues humides de neige à demi fondue, hagard, une unique idée en tête.

L’activité s’éveillait difficilement sous ce ciel opaque et menaçant, où les nuages se confondaient, formant un amas informe. Le quai était gelé, couvert de givre. Une multitude de petites aiguilles translucides se dressaient là, prêtes à craquer sans douleur sous le poids des chausses. Les rails s’allongeaient à l’infini, sur la droite comme sur la gauche, et la fine poudreuse qui les habillait semblait les rendre invisibles à l’œil nu.

La gare du village n’était pas très grande. À peine deux voies de chemin de fer. Pourtant, les passages y étaient incessants; la bourgade se trouvait sur le trajet des grandes lignes ferroviaires, coincée dans l’ombre des villes florissantes. Elle faisait office de carrefour. Ainsi, le coin n’avait pas été rayé de la carte, bien qu’il n’y eût rien à voir ici. Pas de quoi attirer les touristes, pas de vieille tradition locale ni d’industrie indispensable. De la crasse, de la poussière, de simples gens. Il n’y avait que ça. Et plus les années s’évanouissaient, plus cela s’aggravait. Les jeunes partaient, les vieux restaient. Petit à petit, le temps délaissait cette bourgade de campagne, chassant les plus vifs et abandonnant les autres au triste sort de l’oubli.

Ainsi, peu nombreux étaient les voyageurs. Néanmoins, quelques gaillards courageux se tenaient debout, emmaillotés, à attendre un convoi qui les emporterait loin de cette froideur de mort. Ils étaient des inconnus, pour la plupart. Ils ne venaient pas du village, ils n’étaient que de passage. L’homme se tenait parmi eux. Il tremblait. Le vent agitait les pans de son manteau mal boutonné. On avait depuis trop longtemps oublié que l’hiver tue, que ses griffes brûlent et que son épaisse fourrure étouffe la vie. Mais ce n’était ni à cause du froid, ni à cause de la bise glaciale et funeste qu’il tremblotait. Une idée fixe en tête, son regard s’accrochait à tout, comme une bête sur les nerfs. C’est d’un geste brusque qu’il gratta sa barbe de trois jours. Elle cachait son teint pâle, ses joues creuses. Il dépassait d’une tête les autres, mais un poids invisible semblait alourdir ses épaules, le faisant paraître plus abattu et moins robuste que sa carrure le laissait penser.

Surgit alors de la brume éparse du matin deux yeux ronds et lumineux. En silence, ils approchèrent et dévoilèrent la machine qui s’étalait sur la voie d’en face, qui ralentit malgré tout, s’essouffla, s’arrêta, grinça et une fois immobile, recracha ses entrailles mouvantes et grouillantes sur le béton craquelé du quai. Les passagers ne resteraient pas. Ils prendraient le prochain train qui les emmènerait ailleurs, la prochaine correspondance.

L’homme regardait, cruellement attentif. Tous ces visages inconnus, il les avait vus mainte fois. Mais il n’en avait pas retenu un seul. Pour la plupart, des employés forcés d’attendre ici, dans la gare misérable d’un village au nom oublié. Il manqua de sursauter lorsqu’une seconde machine arriva sur sa droite, sur la voie qu’il attendait. Elle passa sous son nez, si près, car il se tenait à moins d’un pas de la voie. Avec horreur, il se rendit compte qu’il avait loupé sa chance. Tant pis, il ressayerait après. Le prochain était un direct, qui filerait droit comme une flèche à travers la gare.

Il souffla, regarda par terre, se retourna et avança, s’éloignant du wagon arrêté devant lui comme s’il faisait partie des voyageurs qui en descendaient. Mais il ne quitta pas le quai. Il s’assit sur un banc, au côté d’un vieillard dont le souffle peinait à créer de la buée devant sa bouche mince et ridée. Le vieux leva à peine les yeux vers lui. Aussitôt, il avait replongé dans son journal. La bise gelait ses mains osseuses.

L’homme, la tête de profil, la nuque comme bloquée, fixait le papier couvert d’écriture. En gros titre, un meurtre sanglant. La victime, démembrée et défigurée, si bien qu’on n’avait pas pu l’identifier. Le coupable, lui, s’était évanoui dans la nature, on ne savait point où. De par la brutalité de l’acte, on pensait à une bête, ou un fou. Mais quelle bête ferait une chose pareille ? Et si près du village, qui plus est. Les rumeurs et les craintes allaient bon train ici. On n’avait rarement de quoi jaser, alors cela faisait du bruit, animait les discussions. On aurait pu se réjouir d’une telle activité, s’il n’y avait pas un cadavre dans l’affaire.
Nerveux, l’homme grattait frénétiquement le sang séché sous ses ongles. Dans son esprit perturbé, les pensées se bousculaient sans qu’il puisse en saisir une au vol. Elles arrivaient aussi vite qu’elles lui échappaient, pareilles à des plumes dansant dans le vent. Alors, il se contentait de regarder autour de lui, le quai, les rails.

Le vieil homme tourna la page de son journal, et il le regarda faire avec un intérêt qu’il ne dissimulait pas. Il le fixait, longuement, avec insistance. L’homme voulait que ce vieux le regarde, qu’il puisse s’adresser à lui, mais au lieu de l’effet escompté, le vieillard sembla se fermer à tout contact. Ses mains ridées froissèrent le papier. Indiciblement, il se recroquevilla sur lui-même, feignant une attention toute particulière au journal qu’il tenait en tremblant.

La déception frappa alors l’homme qui, triste de ne point avoir eu une oreille pour écouter ses derniers mots, se leva du banc glacial. Il s’avança sur le quai, droit vers les rails. Au loin sur la droite, au détour d’une bâtisse, les phares du train percèrent l’horizon. Tant pis, il n’avait plus d’autre choix.

Une poignée de secondes plus tard, alors que ses pieds se tenaient tout au bord du quai, l’homme laissa son corps basculer en avant, perdre l’équilibre.

Le conducteur, qui malgré ses réflexes, avait tiré sur les freins, ne parvint pas à arrêter la lourde machine, dont les wagons s’ébranlaient déjà par le choc; le corps heurta l’avant avec une brutalité à peine réduite par sa vitesse décroissante. Le crissement abominable qui suivit attira tous les regards et toutes les attentions.

En un rien de temps, une foule s’amassa près de l’accident. Un peu de sang maculait les rails et salissait la pureté du givre. Le corps de l’homme était passé sous le train, et à défaut d’avoir été démembré, il gisait plus loin, tel un pantin cassé, la nuque brisée et les membres douloureusement tordus. Il était mort sur le coup, sans aucun doute. On ne pouvait plus rien faire pour lui. Le crâne appuyé contre le dur métal du rail, ses yeux vitreux sondaient la foule de curieux sans les voir. Il était bel et bien mort.
Le vieillard du banc s’était levé lui aussi, son journal froissé dans une main. Il s’approcha, bousculant un autre pour mieux voir. Les passants s’agitèrent, et l’homme sur la voie ou du moins ce qu’il en restait, sous l’effroi des badauds, bougea.