Prix concours littéraire 2025 – Lou Gesbert
Tenaces souvenirs – La Chambre rouge, peinture de 1898 signée par Félix Vallotton.
Fugaces souvenirs d’un temps juvénile.
D’un temps heureux.
Ta main sur la mienne, le soleil qui brille sur nos joues et nos genoux, chatouillés par les hautes herbes et les blés. Le rocher qui nous réchauffe le dos et les bras. Les arbres qui chantent l’été et ce doux parfum de fleurs, de soleil et de bois. L’odeur du bonheur d’être avec toi. Tes yeux qui explorent les miens à la recherche d’un futur.
D’un futur ensemble,
D’une maison de campagne,
D’enfants.
D’une vie rêvée, d’une vie parfaite.
Et puis tu marches vite, de plus en plus vite. Jusqu’à ce que tu disparaisses au loin. Hors de ma vision. Et tu déchires ma vie.
Tu la brises.
La rend irrécupérable.
Tu ramasses les petits morceaux qui traînent sur le sol pour les jeter à nouveau.
Toi. Le toi que j’aime et que j’aimerais toujours. Parce que c’est comme ça, l’amour.
Tenaces souvenirs d’un temps connu. Reconnu et assumé.
Dans la chambre rouge, tu fixes le miroir, sur la cheminée. Une cheminée qui joue de décor, a perdu son utilité depuis plusieurs années déjà. Depuis le début du nouveau toi, peut-être ? Ou peut-être qu’il n’y a jamais eu de renouveau, que c’est seulement qui tu es.
Tu fixes le vide ou ton reflet. J’ai perdu le besoin et l’envie de lire dans tes yeux.
Cette chambre te ressemble. Vermillon. Fade. Sans réel but d’exister ou de devoir se rendre importante, inoubliable. Je m’adosse contre le fauteuil, les bras pendants. Je ne m’y assieds plus. Tellement de fois, j’ai voulu le revendre, sans jamais oser aborder le sujet. Il ne me fait penser qu’au passé. À certains moments que l’on préfère oublier. Comme souvent, j’explore chaque défaut, chaque irrégularité du papier peint pour retrouver ce champ de blé. Ce soleil que j’aime tant. Et l’homme que tu étais.
Nos yeux se rencontrent dans le miroir. Ou pas. Je ne sais plus si tu me vois. Je soupire, sans m’en apercevoir, sans le vouloir.
– Quoi ?
Un ton sec, agacé. Presque méconnaissable, si je ne le croisais pas tous les jours. Je déglutis, mais ne réponds rien. À quoi bon ? C’est toujours le même schéma.
J’hésite à me lever, à passer la porte en bois et quitter cet appartement.
À quitter ces cernes qui obscurcissent mon visage.
À jeter ces bijoux que tu m’as offert.
À pleurer sans jamais me relever. À me demander si le bonheur existe. À vouloir trouver une réponse à tout cela.
Pourquoi moi ?
Je perds mon équilibre, rattrape de mes mains l’accoudoir et essaie de respirer en silence. La grande bibliothèque semble me regarder de haut. Elle est vieille et tient à peine debout. Le mur l’épouse parfaitement, la maintenant droite. Je n’ai jamais lu ne serait-ce qu’un seul des centaines de livres qu’elle contient. Je n’en ai même pas ouvert un. Je n’ai pas le temps, je pense. Trop et toujours. Je me rappelle d’un jour. De ce jour.
Le tenace souvenir d’une trahison.
La porte en bois. La poignée que j’ouvre. Des sacs remplis de robes couvrent mes mains, lourds de tissus et de temps passé à les acheter.
Et ces mêmes sacs qui tombent d’un bruit lent, fort et avec écho sur le sol sombre.
Tu étais là, avec une femme qui ne souriait pas. Me fixait de ses grands yeux, d’une incompréhension que tout le monde reconnaissait.
Et toi, le trompeur.
Qui cherche ses mots, bafouille des absurdités dont je n’ai pas le souvenir et finalement abandonne. Pousse la femme vers la porte et s’enfuit avec elle. Leurs pas grincent et s’effacent, dévalant l’escalier. Des pas qui me laissent seule. Abasourdie et anéantie.
Le lendemain, assise sur ce fauteuil, je fixe le vide, le rien. Enfin presque, je revis la scène. La scène qui annonce la fin de mon bonheur. Dans le miroir, mes cheveux sont ternes, mon chignon défait depuis la veille. Ma robe froissée qui, sans raison, perd de son éclat. Mes yeux rouges. Mon dos me fait mal, je n’ai pas dormi, je n’en ai pas le souvenir en tout cas. Un sac de robe est étalé par terre. Des robes laides. Sales. Des robes que je ne mettrais jamais. Je suis aux aguets. Le moindre bruit, le moindre mouvement, je le sentirais. Mes dents mordent ma gencive. Sur ce fauteuil, j’ai pleuré.
J’ai quitté ma joie.
J’ai questionné.
J’ai renoncé.
Et j’ai accepté. Presque.
Quand la poignée a émis un petit bruit, mes mains se sont crispées sur le tissu de ma robe. J’ai serré encore plus les dents, refréné mes larmes, qui n’avaient jamais fui. Et j’ai souris. D’un sourire de façade, un sourire prêt à l’inconnu. Prêt à jouer le jeu. À vouloir de cette vie. Cette vie de mensonge.
Quand tu as ouvert la porte, avant même de voir ton visage, je me suis enfin posé la question que je n’osais pas aborder. Depuis combien de temps ?
Quand on croit vivre un bonheur, on ne réfléchit pas à tout le négatif qui nous entoure. À quoi bon ? Tout nous sourit. Alors, quand j’ai aperçu ton costume froissé, tes cheveux couleur blé et tes yeux ternes, j’ai renoncé à poser la question. Parce qu’elle n’a pas lieu d’être. Je n’ai pas envie de connaitre la réponse. Je veux simplement croire que ce bonheur, celui que je vivais, a réellement existé. Que ce soit pour moi, mais aussi pour toi. Que tu m’aies sincèrement aimé.
Tu ne m’as même pas regardé, par honte je l’espérais. Mais ça pouvait tout aussi bien être de l’ennui. L’ennui de devoir t’expliquer. Tu as pris place sur l’autre fauteuil, tête baissée. Puis, tu as enlevé tes chaussures et tu t’es allongé, les yeux fermés. Sans un bruit. Sans ne plus faire le moindre mouvement.
Les souvenirs sont tenaces.
Comme des taches sur un tissu.
Comme les mauvaises herbes.
Comme quelque chose que l’on veut fuir sans jamais y parvenir.
D’un côté je les aime, ils me permettent de ne pas oublier qui tu es vraiment. Ce trompeur sans vergogne. Qui n’a pas assez d’attachement pour me dire la vérité. Même quand les faits sont en face de toi. De nous.
Je lève la tête et te vois me regarder. Je te vois me dire, encore et encore, ces trois mots.
Je t’aime.
Je te vois me serrer dans tes bras, sous une chaleur d’été. Ou bien pleuvait-il ? Je ne me rappelle plus. J’attends une phrase de ta part, un signe d’amour. Une présence. Quand je ne m’attends plus à rien, tu dis enfin :
– Je n’en peux plus de tes reproches.
De mes reproches silencieux. Qui envahissent l’air et plombent ton moral. Quand j’y réfléchis, tu es vraiment égoïste. À croire que tout t’est acquis et que tu peux faire ce que tu veux. Que tu te trouves supérieur, un homme qui n’a peur de rien, même pas de faire du mal à ceux qu’il aime. À condition que ça soit le cas. Un homme qui n’hésite pas à faire souffrir sans réagir. À fixer le désespoir sans dire un seul mot. À le toiser même. Voilà ce que tu me fais ressentir. Dans cette pièce où l’on a tant vécu. Voilà la misère et la désolation dans laquelle tu me laisses. Ces lampes qui ont éclairé cette scène, ce buste en pierre qui a vu et ces rideaux qui m’ont, pendant tant de temps, caché la vérité. Cette femme que je n’ai plus jamais revue, à moins que ce soit au détour d’un croisement, dans la rue. Cette femme que j’ai haïe. Au point où je voulais la poursuivre, l’assaillir de questions. La frapper. La faire souffrir. Mais en fin de compte, je ne sais même pas si elle savait pour moi, ta femme.
Parfois, on espère avoir rêvé, avoir imaginé une situation tellement improbable qu’elle ne peut pas être vraie. Ensuite, on se regarde dans le miroir au-dessus de la cheminée éteinte et on comprend que les rêves n’existent pas. Quelqu’un peut foutre votre vie en l’air, juste parce qu’il en a envie.
J’admire les deux petites estampes japonaises qui décorent le mur rouge. Souvenir d’un voyage. Pas le nôtre, celui d’amis. Un voyage qui semblait parfait, loin de toutes humeurs dévastatrices. Tu les aimes beaucoup. Ils te rappellent ta jeunesse, quand tu t’amusais à rêver de voyage, de campagnes et de liberté. Je ne sais pas vraiment si je divague ou si ce sont de vrais souvenirs. La réalité revient vite et les souvenirs de bonheur disparaissent.
La grande table ronde, avec sa nappe rouge, surplombe la pièce. Elle la domine. Pourtant, si les gens pouvaient savoir qu’elle était bancale. Un pliage de papier qui la tient droite. Elle est cabossée. En fin de vie, peut-être. Mais comme moi, elle tient debout. Elle est forte, même si elle ne s’en rend pas toujours compte. Voire jamais. Nous l’avons achetée il y a quelques années, à une brocante. Elle n’avait pas coûté cher, le vendeur la trouvant invendable.
J’ai beau réfléchir énormément, la vérité c’est que je n’agis jamais. J’ai tellement de fois compté les pour et les contre, que je ne sais pas ce que je fais encore ici. Par peur, peut-être ? De l’inconnu, d’un monde sans toi.
J’aurais aimé t’écrire une lettre. Tout te dire, de A à Z. De notre rencontre, notre jeunesse, notre amour. De nos disputes, de cet appartement et de notre fin. De la lâcheté que tu as eue envers moi, que tu as toujours. De la haine et de l’accablement qui me traversent l’esprit quand je te vois. Quand je regarde tes yeux bleus. Tes yeux qui brillaient de me voir, autrefois. J’aimerais te dire que j’aurais voulu te conter ma vie passée à tes côtés. Les bons comme les mauvais moments. Et j’aimerais aussi t’avouer que je ne me rappelle plus vraiment notre bonheur. De nous, ensemble. Que je m’imagine des rêves, des espoirs de joie. Que plus les jours passent, plus j’ai du mal à retrouver ces souvenirs heureux. Que j’en ai marre de ressasser un passé, qui finalement, ne me rappelle plus rien de ce que nous sommes maintenant.
Puis je plante mes pupilles dans le miroir. Regarde cette femme perdue, déprimée et sans vie. Cette femme morte. Lentement, par crainte de ce que je vais faire, une boule au creux du ventre, je m’assieds. Sur ce fauteuil. À côté de la table ronde. Près de la bibliothèque inconnue, en face de la cheminée et du miroir. Le buste, les estampes japonaises, les lampes et les rideaux comme témoins. Le deuxième fauteuil. Et toi, qui n’a pas bougé d’un pouce. J’articule, sans rien entendre.
Face aux mots que tu ne m’as pas dit.
À ta main que tu ne m’as pas tendue.
À notre futur que tu as brisé.
– Le problème, c’est que je t’aime.