Les premiers rayons du soleil apparurent, donnant au ciel des teintes rosées, et un léger vent pénétra dans la chambre à travers la fenêtre en imposte. Il n’y avait pas de volets, car il aimait être réveillé en même temps que le reste du monde.

Henri Mercier était un homme d’une soixantaine d’années, d’origine française et qui avait passé toute sa vie au même endroit. Il se leva, plia sa couverture en quatre, regonfla ses coussins, puis enfila ses chaussons, rangés au pied de son lit. Il se dirigea ensuite vers sa salle de bain, la pièce la plus sophistiquée de sa maison, grande et lumineuse, avec un lavabo en bois ciré et une douche en marbre. Il se passa un linge tiède sur le visage puis sécha minutieusement les lames de rasoir qu’il avait nettoyées la veille au soir.

Il se rendit, après cela, dans sa cuisine, et mit en route sa machine à café italienne. Il sortit une petite tasse de son meuble et se fit couler un expresso. Pendant ce temps, il avait placé deux tranches de pain dans son toasteur et attendait que celles-ci soient prêtes.

Après son déjeuner, il entendit quelqu’un frapper à la porte. Comme chaque matin à la même heure. Le facteur avait déposé le journal du jour dans son entrée , Le journalier, numéro 18250, 23 avril 2074. Il s’assit dans son salon, sur un fauteuil, et prit connaissance des nouvelles du jour ; une librairie allait ouvrir en ville et la page météo indiquait un temps ensoleillé toute la semaine. Vers huit heures, Il se prépara pour sa journée, enfila une chemise et un pantalon en lin puis attrapa son cabas, suspendu au radiateur. Il sortit de chez lui, et depuis son perron, observa sa rue.

De petites maisons en briques rouges étaient alignées de chaque côté de la route, des bosquets en fleurs étaient disposés dans des bacs en terre cuite le long du trottoir, et de longs arbres, des platanes, apportaient de l’ombre à la rue ensoleillée.

Deux dames âgées discutaient, accoudées aux boîtes aux lettres. Un groupe d’enfants jouaient avec une balle et une femme transportant des sacs traversait la route, l’air affairé.

Henri se mit en route en direction du marché et sortit machinalement une cigarette de sa poche. En enclenchant son briquet, son pouce dérapa, et la flamme frôlant sa peau, engendra une petite brûlure. Par réflexe, il lâcha son briquet, et secoua sa main, agacé. Les

enfants s’arrêtèrent immédiatement de jouer et coururent lui demander s’il était blessé, l’air inquiet. Henri leur répondit qu’il allait bien, et reprit sa route, mal à l’aise. Pendant quelques secondes il eut le sentiment d’être observé. Il se retourna mais retrouva tout le monde occupé par la même activité que précédemment.

Arrivé en ville, il regarda les étals, la rue du marché était longue, colorée et vivante. Des échoppes de nourriture exposaient des aliments variés, chaque vendeur essayant de faire ressortir sa marchandise. Henri se dirigea vers un stand et acheta des légumes à une dame. Les mêmes légumes que la semaine d’avant. Et que la précédente. Il avait vu cette dame chaque semaine pendant les cinq dernières années et pourtant il ne savait rien d’elle. En lui tendant la monnaie, il essaya d’établir la liste des personnes qu’il connaissait, dans sa tête. Il en connaissait très peu. Il avait toujours été solitaire, et ça lui plaisait, mais il trouvait ça triste dans le fond. Les gens avaient tous des histoires à raconter, des évènements à célébrer, ou encore des anecdotes pleines d’émotions à partager, comme lui. Mais avec lui, les conversations ne semblaient jamais profondes. Il quitta ensuite le marché, et s’arrêta prendre un café dans la boulangerie de son quartier. De retour chez lui, il rangea ses courses, se cuisina un repas de midi, et s’installa devant sa télévision, avec son assiette sur les genoux. Les nouvelles annoncèrent toutes sortes de choses partiellement intéressantes ; la retrouvaille d’un chaton perdu ; des promotions exubérantes dans un magasin de sport ; et un ciel un peu plus couvert à partir de 17h.

Henri éteignit la télé, quitta son salon, et s’assit à son bureau. C’était une pièce petite, un peu encombrée par une table trop large, et de la paperasse accumulée en piles. Elle paraissait plus étroite encore, à cause de l’unique fenêtre ; sombre à toute heure, de par son emplacement, qui semblait avaler la lumière. Et pourtant, c’était sa pièce préférée. Il s’asseyait à sa table et passait des heures à rédiger des textes, lire des romans, ou encore peindre un peu avec les quelques tubes d’acrylique qu’il s’était achetés plusieurs années auparavant. Après plusieurs heures de concentration intense, il décida enfin de se reposer. Henri avait des routines très précises, organisées dans les moindres détails. Cela lui permettait de toujours se sentir bien, et ne jamais éprouver d’ennui. Chaque mois, il modifiait légèrement certaines étapes de celles-ci pour ne pas tomber dans une boucle trop répétitive. Il s’assit ensuite sur une petite chaise métallique, sur son balcon, et reprit sa

lecture du soir. Il avait deux types de lectures : des ouvrages durs à comprendre, et longs, pour se cultiver, dédiés à l’apprentissage de sujets divers. Et des lectures plus libres, pour son propre intérêt, qui lui permettaient de se reposer.

Lorsque, comme annoncé plus tôt aux infos, le ciel commença à se couvrir, il retourna à l’intérieur et consomma son repas du soir. Ensuite, il se doucha, se fit couler un thé, et médita une vingtaine de minutes, assis en tailleur sur son tapis. Puis, finalement, il éteignit sa lampe de chevet et s’allongea sur son lit, pour dormir, aux alentours de 22 heures.

Le lendemain, Henri se réveilla à la même heure que la veille, et que tous les autres jours de toutes les années. Il revit ensuite pratiquement la même matinée. Mais ce jour-là, le 24 avril 2074, quelque chose de différent se produisit. Un évènement étrange et soudain. Après avoir bu son café à la boulangerie, alors qu’il marchait en direction de chez lui, il s’engagea sur une route, pour rejoindre sa rue, mais alors qu’il entamait son chemin, une voiture arriva à une vitesse bien trop grande, avec une trajectoire montrant que le conducteur n’avait aucun contrôle sur la situation. Henri eut à peine le temps de réaliser ce qui était en train d’arriver. Il resta, comme terrorisé, debout devant le véhicule, sans faire le moindre mouvement. Mais alors, une dizaine de personnes arrivèrent à une vitesse inexplicable, et tandis que certains se jetaient sur la voiture, d’autres se placèrent devant l’engin pour subir les dégâts à sa place. Abasourdi, Henri, muet, contempla simplement la scène, toujours debout, dans la même position que quelques secondes plus tôt. Puis il ferma les yeux, et essaya péniblement de réfléchir. Toutes ces personnes avaient risqué leur vie pour lui… pourquoi ? Elles devaient être atrocement blessées. Mais lorsqu’il rouvrit les yeux, à son plus grand étonnement, la voiture était repartie, à une allure tranquille, et les gens reprenaient normalement leur route sans blessure apparente.

À des centaines de kilomètres de là, dans une petite bâtisse terne, au fond d’un couloir, dans une pièce miteuse, une base de données en alerte refroidit peu à peu et cesse d’envoyer des signaux d’alarme ; l’humain est en vie.