Comment est-ce de respirer ? Respirer de l’air, du vrai air je veux dire… J’ai oublié depuis le temps. Cela fait maintenant cinquante ans, j’étais jeune, plein de vitalité et d’espoirs ; je respirais encore. Je me souviens de ces nuits calmes d’hiver, où avant de trouver le sommeil, je me plaisais à contempler au-dehors le ciel étoilé ou les nuages, qui paraissaient orangés en contraste avec les branches sombres des arbres. Je me levais parfois, j’ouvrais la fenêtre, j’inspirais profondément l’air glacial, et je me sentais tout simplement vivant. 

 

Depuis 2024, tout a changé : l’air est épais, bien trop chargé en CO2 ; nombre d’îles n’existent plus, la montée des eaux crée un chaos environnemental et sociétal sans précédent. Le dérèglement climatique nous enserre tous dans un étau. Les populations du Sud migrent au Nord, ceux qui n’ont pas l’opportunité de partir meurent comme des mouches à cause des chaleurs écrasantes et des catastrophes naturelles. Ces susdites ne sont pas plus fréquentes, mais s’engagent avec une force destructrice qui nous était méconnue jusqu’alors. Les conflits se heurtent aux intérêts ainsi qu’à la réalité, hésitant face au choix du plus fort, pas souvent du plus juste. La solidarité humaine n’existe pas, il est désolant pour moi de constater que les Occidentaux ne lèveront jamais le petit doigt pour soutenir les immigrés climatiques, pas plus que n’importe quel étranger. Comme tous mènent une vie de surconsommation, la surpopulation devient problématique. Tout est question de mesure, hélas, la démesure est une caractéristique de l’Homme dans tout son sombre réalisme. Serait-il seulement un jour capable de ne pas tomber dans l’excès ? J’aime à penser que la nature viendra le rattraper, déguisée en justicière universelle, sa sentence sera sans appel… 

 

Tant qu’il y aura des plantes, il y aura de la vie, pensait-on. Pourtant, les écosystèmes n’ont plus rien d’authentique ; les espèces d’animaux survivants sont si peu diversifiées, et de ce fait, se marient avec le cadre pauvre qui leur permet de subsister.  C’est une affliction que de devoir assister à ce massacre de manière passive. Il nous faut regarder la situation en face, arrêter de se leurrer : toute chose a une fin. La vie est éphémère, bien plus que je ne le pensais à l’époque ; mais que dire de plus lorsque l’on a devant les yeux les conséquences de ses propres erreurs ? Plus on y pense, plus on prend conscience qu’il est trop tard. 

 

 Mon expérience est précieuse ; quelle chance j’ai eu de connaître ce que la majorité du monde actuel n’apercevra jamais qu’en rêve. L’empire touche à sa fin. Va-t-il tomber ? Va-t-il céder sa place ? Laisser la nature, ou ce qu’il en reste rattraper ses fautes ? Heureusement pour eux, pour moi, pour nous, la fin est éphémère… 

Magdeburg en Allemagne, Dhruv (68 ans) 

 

 

 

J’écoute beaucoup les adultes. Surtout quand ils pensent que je ne les entends pas. Ils veulent toujours qu’on fasse « le meilleur », surtout quand eux le font pas. Je ne parle pas souvent à haute voix parce que j’ai rien à dire, moi. Au final, ils devraient faire pareil au lieu de « lancer de belles paroles vides de sens qui se perdent dans le ciel ». Ça c’est mon grand-papa qui dit, et je suis bien d’accord avec ses belles paroles. 

 

Je vois les grands parler beaucoup. Ils râlent car le problème aurait dû être résolu depuis longtemps, et c’est trop tard maintenant. Je ne connais pas le problème. Et on dirait qu’eux non plus parce qu’ils ne font que se plaindre alors qu’ils racontent vouloir le résoudre. 

Quelquefois on me demande : « Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras plus grand ? » Alors je réponds : « Sourire pour faire sourire les autres. » Ils me disent en ricanant : « C’est pas un métier. » Je sais pas. Mais je sais que je devrais leur apprendre, parce que je connais pas beaucoup d’adultes qui savent faire… La vie n’est pas rose, c’est nous qui la peignons. Les grands ont oublié ou ne l’ont jamais pensé ? Moi je veux juste distribuer du bonheur. Mais ça doit être dur à comprendre pour eux, parce qu’ils ont perdu l’habitude de donner sans recevoir.  

 

Je veux croire que tout est possible, car « plus on grandit, plus on en vit ». Si on en vit tant que ça, on doit pouvoir tout faire… On doit pouvoir être heureux, non ?  

Vindheim en Suède, Alvar (9 ans)  

 

 

 

Un nouveau tsunami se prépare, et si c’était la fin du monde ? On me dit que je suis jeune, que j’ai la vie devant moi, que je dois profiter du monde en déclin. Le monde peut bien crever, moi ça fait sept mois que je meurs à petit feu… pourquoi la mort t’a-t-elle pris ? C’était trop tôt pour toi, pour moi. Sa faux m’a atteinte dans son sillage, défigurant ma vision de la vie à tout jamais. Plus le temps passe, plus la plaie s’infecte, je n’en peux plus d’essayer de me guérir. C’est éreintant de devoir s’occuper de soi quand on va mal… parce que quand ça va bien pour les autres, on aimerait que ça aille aussi bien pour soi, pour moi. Si je meurs avant l’heure, je te rejoins pour l’éternité. Sinon, je te fais vivre avec moi, jusqu’à la fin. Tu es devenue taciturne… : j’aurais adoré croquer la vie à pleines dents, hélas je me les suis brisées sur l’acier de la réalité. Je hais ces gens qui tentent de me consoler, en vain, quand j’ai juste envie et besoin de m’écrouler, seule, pour moi. Ma vie est partie en croisière, a jeté l’ancre sans m’attendre, alors je rame, derrière moi, en constant décalage. Le navire résiste à la tempête, mais je n’y suis pas, je reste vulnérable, future noyée. 

 

Mon corps est traversé de secousses, en symbiose avec la Terre, je m’accroche au sol. Mon visage vers le ciel, en chope, accueille les peines des nuages, qui retiennent tout jusqu’à l’explosion. Telle une éponge, mon cœur imbibe les mots et les maux des autres, je m’en sers pour et contre moi. Je veux crier mais ne peux pas. Je crie alors le silence, mais personne n’y pense et donc personne ne voit. La tempête extérieure calme l’intérieure, m’aide à me recentrer. La pluie se mêle aux larmes, ça me calme. 

Rahat en Israël, Lévana (19 ans) 

 

 

Je suis. Du verbe être. Je ne suis pas. Du verbe suivre. Dans notre société, pour être il faut suivre, sans raisonnement, sans étonnement. « Ne soyez pas des moutons ! » Ironiquement, c’est vrai qu’il est bien plus simple de manipuler quelqu’un qui se croit responsable de ses choix mais qui ne l’est pas plus que le chien qui garde le troupeau. La marginalité est péjorative. L’originalité est positive. Un marginal est une personne originale qui n’est pas conforme au moule, ainsi on le laisse en marge sans essayer de le comprendre. La solitude de ces êtres n’est pas toujours désirée.  

Abandonné, au même titre qu’un chien dont on se débarrasse à l’approche des vacances, on m’a placé dans ce centre d’isolement. Oui, je suis un meurtrier. Oui, ça peut choquer. Oui, je suis condamné à rester enfermé, mais ils ne me prendront pas mon indépendance d’esprit. Même après les années, je ne regrette pas. Les souvenirs rampent jusqu’à moi ; m’apparaît un léger sourire aux lèvres. J’ai tiré. J’ai ressenti le choc du tir de la balle dans tout mon corps avant qu’elle ne traverse celui qui était en face de moi. C’était violent. Il y a eu un jet de sang, un silence, puis encore un tir, et encore un, et encore un. Jusqu’à ce que le barillet du revolver soit vide, jusqu’à ce que mes yeux embués de larmes ne voient plus qu’un champ de coquelicots à mes pieds. L’atmosphère s’est chargée de fer. Je hais cette odeur. C’était un ami que j’ai tué. Je ne regrette toujours pas, je l’ai assez répété aux juges… Pourquoi ? Ce n’est pas une question d’éthique, ni de morale. Je ne me considère pas comme un envoyé de Dieu, capable de décider du droit de vie ou de mort, comme ils ont pu le penser. Je l’ai simplement fait, car j’en avais besoin : c’était viscéral

 

Incompris. J’ai espéré rencontrer quelqu’un comme moi, juste une personne, juste une âme sœur qui pourrait me comprendre mieux que je ne me comprendrai jamais. Je n’ai croisé personne. Je suis épuisé, désillusionné. À présent, ma fin a sonné. Je monte sur la chaise, seul mobilier avec un lit, de cette maudite pièce. Je me passe la ceinture dérobée autour de la gorge, je serre. L’odeur du cuir me monte au nez. Je me calme. Cette fois, il n’y aura pas de sang. Ça fait moins peur quand il n’y a pas du sang partout. Je ferme les yeux. Inspiration. Expiration. J’ai froid.  

La porte s’ouvre. C’est la gardienne qui m’apporte mon repas, celui que je ne mangerai pas. Échange de regards : moi serein, elle terrible. Je lui souris. Je saute. 

Carstairs en Écosse, State Hospital 1, Lachlann (43 ans)  

 

 

 

Je suis seule. Pourtant je ne me sens pas seule. La solitude est devenue ma compagne, depuis que je n’en ai plus. On peut penser qu’à nonante ans, il est difficile de voir le bon côté des choses. Au contraire, je trouve qu’avec le recul tout paraît plus doux, sous cet angle qu’est le mien. Certes, j’ai parfois le sentiment qu’ils m’ont tous abandonnée… Mais j’ai la chance incommensurable d’être encore de ce monde ! Peut-être pas le meilleur, mais vivre, c’est vivre avec et contre tout, c’est si beau qu’à mon âge, on en oublie le reste. Carpe diem, quam minimum credula postero. C’est pour cette philosophie de vie que j’existe. 

 

Il est vrai que l’évolution m’effraie. Si moi, petite fille des années 1990 je venais en 2074, j’aurais peur. Je n’ai plus peur, je suis confiante et en quelque sorte fascinée ; mon vécu m’a plus d’une fois démontré que les circonstances se créent car elles doivent se créer quand elles se créent. La sagesse vient à nous une fois que le vécu nous a construit. J’aimerais pouvoir dire que je suis sage, mais je crains que ce ne soit pas exact. Je parlerais plutôt de maturité de l’existence, cela me correspond bien mieux. Il faut savoir que derrière le sourire d’une personne âgée se cache toute une vie. La mienne a été magnifique, elle continue de l’être, car je me concentre sur le positif et j’essaie d’éclairer les moments d’ombre. Je veux continuer à savourer le présent, pour le meilleur et pour le pire. En effet, je suis liée depuis ma naissance avec moi-même, j’ose dire que je me connais depuis le temps… Je commence à connaître les autres, les êtres humains en général, leurs fonctionnements, leurs qualités, leurs défauts, j’aime tout cela d’une manière unique ; j’aime mes congénères d’un amour universel.  

 

Fini de papoter avec soi-même, je frissonne, retrouve la réalité qui m’entoure. J’ouvre la fenêtre afin de réchauffer la pièce, je me laisse tenter et regarde à l’extérieur. Une mer. Une mer rouge s’impose devant moi. La scène paraît si irréaliste. Suis-je en plein rêve ? Des nuages s’étendent telles des vagues, illuminés par un soleil flamboyant, qui se couche comme chaque soir. La couleur est tellement intense. Est-ce la beauté brute du ciel ? Mon regard se perd dans la profondeur de l’horizon. Se démarque en petites taches noires l’ombre de trois oiseaux au loin. C’est si précieux de savoir ouvrir les yeux de temps en temps. Je contemple ce paysage irréaliste, je ne peux m’en empêcher, mes yeux ne s’en détachent plus. Si c’est la fin du monde, c’est magnifique. Si c’est la fin, ça ne pouvait pas être plus parfait ! Bruges en Belgique, Céline (90 ans)